Tout commence en 1957, j’ai sept ans. Mes parents sont encore très jeunes, moins de trente ans chacun. Mon père est professeur de mathématiques au collège de Casablanca, quand à ma mère elle est surveillante dans ce même collège. Si lui, né dans le Nord est plutôt discret, voir effacé, elle, originaire du Sud de la France est franchement extravertie.
Mes parents se sont connus à Bordeaux pendant leurs études que ma mère n’a pas terminées. Malgré leurs deux salaires modestes de début de carrière, ma mère ne lésine pas à la dépense et affiche des goûts de luxe. Les sorties sont très fréquentes, elle va chez le coiffeur et l’esthéticienne une fois par semaine, et elle arrive à entretenir une gouvernante française, on disait une bonne, qui s’occupe du ménage, de la cuisine, et de moi évidemment.
La contrepartie de ces dépenses est que nous habitons dans un appartement de trois pièces au rez-de-chaussée d’un immeuble d’une cité modeste, essentiellement occupé par des enseignants et des fonctionnaires français. L’espace est compté, une pièce principale qui tient lieu de salon et de salle à manger, une chambre pour mes parents et la seconde chambre pour la bonne et moi. Le matin, comme la salle de bain est occupée par les parents, la bonne me fait faire ma toilette debout dans l’évier de la cuisine dont la fenêtre donne, à ma plus grande gêne, sur le large trottoir-parking devant l’immeuble.
Nous sommes bien installés dans cette vie plutôt facile et agréable, mon père partage ses loisirs entre la pêche et les cartes entre amis, ma mère se passionne pour les revues de mode et de beauté et passe beaucoup de temps à se confectionner ses propres vêtements.
La guerre a amené au Maroc de nombreux militaires américains qui sont restés pour entretenir des bases en Afrique du Nord. L’une d’elle est installée sur l’aéroport de Nouasseur à une vingtaine de kilomètres de Casablanca. Ces militaires fréquentent volontiers les occidentaux du Maroc, ainsi mes parents se sont-ils liés d’amitié avec un capitaine de l’armée américaine et sa famille, les Darrymore.
Un jour nous sommes invités chez eux à Nouasseur et, en arrivant dans notre petite Fiat noire, ma mère repère sur le parking de la base une grosse décapotable bleue et blanche. Elle nous fait faire un petit détour pour jeter un coup d’œil sur cette voiture que je trouve bien poussiéreuse et je l’entends dire à mon père, « mon rêve ! ».
Il lui répond qu’il leur faudrait faire un autre métier plus rémunérateur pour pouvoir s’en payer une et la conversation s’arrête là. En fin d’après midi, en repartant, ma mère nous entraîne à nouveau pour regarder cette voiture et je peux lire dessus qu’il s’agit d’une Buick. C’est vrai qu’elle est sacrément plus impressionnante que notre Fiat et qu’il doit être chouette de se promener sans toit au-dessus de la tête.
Environ un mois et demi plus tard, nous sommes de nouveau en visite chez les Darrymore et, en arrivant, la grosse voiture est à la même place, encore plus poussiéreuse que la dernière fois. Ma mère la voit tout de suite et fait remarquer qu’elle ne semble pas avoir bougé. Cette fois encore nous avons droit au détour pour la regarder et pendant le déjeuner ma mère questionne les Darrymore sur cette merveille qui semble abandonnée.
Effectivement, Monsieur Darrymore lui répond qu’elle appartenait à un jeune GI’s qui l’a beaucoup bricolée, comme tous les jeunes américains, puis l’a laissée là, à la fin de son service militaire. Très intéressée, ma mère demande si elle ne serait pas à vendre ? Pour lui faire plaisir, les Darrymore nous accompagnent sur le parking pour voir la voiture de plus près. Monsieur Darrymore qui à l’air de s’y connaître en matière d’automobile, montre les transformations les plus flagrantes que le GI’s a faites.
Il ouvre la portière du conducteur qui n’est même pas fermée à clef et explique que le sens d’ouverture a été modifié pour que la porte s’ouvre de l’avant vers l’arrière. Cela vient de la mode des courses en ligne droite vers une falaise lancée par un film de James Dean. Deux conducteurs s’affrontent et freinent au dernier moment avant d’atteindre la falaise, le gagnant est celui qui s’arrête le plus près du bord de la falaise.
Bien sur, il s’agit d’un jeu très dangereux et, en fait, peu pratiqué, mais lorsque l’optimisme du chauffeur ou qu’une défaillance des freins ne permettent pas de s’arrêter, alors la seule issue pour le concurrent consiste à sauter par la portière et abandonner sa voiture au vide. C’est ainsi que les plus inconscients, ou les plus frimeurs, inversent le sens d’ouverture des portières s’interdisant ainsi la possibilité de sauter car ils seraient happés par la porte ouverte. Le coté dangereux de cette transformation est traduit par le nom de « portes suicides » donné par les jeunes à ces portières inversées.
Ma mère est très amusée par cette histoire et examine l’intérieur de la voiture.
– Tu as vu tous ces boutons, il y a même la radio, dit-elle à mon père. Celui-ci semble moins enthousiaste et indique qu’avec un jeune fou comme propriétaire le moteur doit avoir sérieusement souffert. Monsieur Darrymore va vers l’avant et lève le capot. Il sourit, appelle mon père et lui dit. –
C’était un sacré bricoleur notre militaire, regardez, c’est un vieux moteur de Chevrolet d’avant guerre qu’il a installé. Avec ça il ne risquait pas de faire d’excès de vitesse, c’est très rustique mais ça consomme nettement moins que le moteur d’origine de la Buick qui est un gros huit cylindres.
On continue d’examiner la voiture, dans le coffre il y a un tas de pièces mécaniques. Enfin ma mère demande si on peut ouvrir la capote, ce que mon père et monsieur Darrymore font sans trop de mal. Elle se recule, admire la voiture en s’extasiant sur sa ligne quand la capote est baissée puis finit par s’installer au volant en faisant semblant de conduire le coude à la portière.
– Qu’est-ce que vous en pensez ? Cela m’irait bien comme voiture, non ?
– Une vraie actrice d’Hollywood, si ça vous intéresse, je peux me renseigner pour savoir si son propriétaire a laissé les papiers à quelqu’un pour la vendre, propose monsieur Darrymore. Les jeunes militaires font souvent ça entre eux, mais il y aura pas mal de travail à faire dessus car elle est plutôt en mauvais état. Ma mère acquiesce, enthousiaste.
– Oh oui ! Ce serait bien si elle était à vendre pas trop cher, je la trouve vraiment superbe.
En rentrant, elle n’a qu’un sujet de conversation, la Buick à qui elle ne trouve que des qualités.
– Bien sur elle aura besoin d’un coup de peinture et d’un bon nettoyage, mais elle en vaut la peine. Mon père est plus préoccupé par la mécanique.
– Tu as entendu, c’est un vieux moteur de Chevrolet qui est installé dedans.
– Oui, Jack a dit que ça ne consommait pas beaucoup.
– Justement, rétorque mon père, le moteur doit manquer de puissance par rapport à cette énorme voiture, il paraît bien perdu sous ce grand capot.
– De toutes façons, tu n’as pas l’intention de faire les 24 heures du Mans, coupe ma mère qui continue de rêver.
Quelques jours plus tard, un coup de fil de Jack Darrymore annonce qu’il a trouvé les papiers de la voiture et que le nouveau propriétaire est prêt à discuter une vente éventuelle.
Dès le dimanche suivant, nous nous retrouvons sur la base de Nouasseur pour discuter avec un jeune soldat américain qui ne parle pas un mot de français, mais ma mère a fait deux années d’anglais à l’université et c’est elle qui mène la négociation. Je ne comprends pas à quel chiffre ils arrivent, mais de toute évidence ce ne doit pas être bien cher car même mon père se laisse convaincre, alors qu’il était resté très réservé jusque-là.
Les Darrymore ne sont pas là, peut-être monsieur Darrymore aurait-il tempéré l’enthousiasme de mes parents, mais le marché est conclu et rendez-vous est pris pour la semaine suivante afin de matérialiser la transaction et d’emmener la voiture. Le vendeur suggère à mon père de venir avec une batterie neuve car il a constaté que celle de la voiture était morte et qu’il ne pouvait pas la faire démarrer. Il avoue que depuis que son copain lui a laissée, cela fait plus de quatre mois, il n’a pas eu le temps de s’en occuper. Mon père regarde sous le capot, c’est du six volts dit-il, c’est tout de même un vieux moteur !
Encore une semaine et nous nous retrouvons à Nouasseur pour le troisième dimanche consécutif. Cette fois, informés de la conclusion de l’achat, les Darrymore nous attendent. Mes parents remplissent des formulaires avec le vendeur et lui remettent une enveloppe d’argent liquide en échange des papiers de la Buick. Après un café, tout le monde rejoint la voiture pour la remettre en marche avec la batterie neuve que nous avons amenée. Son montage est rapide, et mon père s’installe au volant. Le jeune américain lui explique comment on passe les vitesses avec le levier derrière le volant, mais de toute évidence, il n’en sait guère plus sur le maniement de la voiture.
Mon père met le contact et un gros voyant rouge s’allume sur le tableau de bord. Avec l’aide de monsieur Darrymore il trouve le bouton du starter, mais rien ne semble commander le démarreur. Il tire sur différents boutons, en pousse d’autres, en tourne certains ce qui permet de trouver les commandes de phares, d’essuie-glaces, de clignotants, bref tout semble fonctionner sauf le démarreur.
Le jeune soldat américain et monsieur Darrymore regardent dans le moteur et concluent rapidement qu’il n’y a tout simplement plus de démarreur dans le moteur. A ma surprise, c’est ma mère qui trouve la solution.
– Il y a des pièces dans le coffre, peut être qu’il y est, dit-elle.
Visite immédiate du coffre, ponctuée par un yeeaaah… américain. Le jeune vendeur brandit une grosse pièce cylindrique noire avec des fils électriques, qui de toute évidence, est le démarreur. –
Impossible de l’installer maintenant, dit Jack Darrymore, on va la pousser, vous le ferez remonter par le garage qui réalisera les travaux de remise en état.
Mon père se remet au volant, mais ma mère lui dit qu’elle aimerait bien conduire pour ramener la voiture à l’appartement, qu’elle a bien regardé comment il faut faire pour passer les vitesses et que ce sera encore plus facile que sur la Fiat puisque, sur cette voiture, il n’y en a que trois au lieu de quatre. Mon père lui répond qu’il vaut mieux qu’il s’occupe de la mise en marche, mais qu’ensuite elle pourra essayer la voiture pour voir si elle peut la conduire pour rentrer. Et nous voilà tous en train de pousser avec entrain. Quelques hoquets et de nombreuses pétarades trahissent la longue immobilisation de la voiture qui finit par démarrer.
Ma mère applaudit visiblement ravie alors que les autres semblent plutôt inquiets.
– J’ai l’impression qu’elle à besoin d’une bonne révision, dit Jack Darrymore. A votre place je ne repartirai pas avec cette après-midi vous risquez de caler au premier croisement, et sans démarreur vous serez bien embêtés. Si vous voulez, je vous la ferai mettre sur une dépanneuse dans la semaine pour l’amener chez votre garagiste, ce n’est pas un problème pour moi, nous avons ce qu’il faut à la base. Mon père approuve et remercie, mais ma mère est terriblement désappointée.
– On ne peut pas repartir avec ? Elle marche !
– Elle tourne tant que j’accélère mais elle va caler si je lâche l’accélérateur. Et joignant le geste à la parole mon père lève le pied et le moteur s’arrête aussitôt.
– C’est parce qu’il faut qu’elle chauffe un peu, tente ma mère. Mais Jack Darrymore trouve les mots qu’il faut.
– Qu’allez vous faire d’une voiture sans démarreur devant chez vous? Il faudra la pousser pour qu’elle reparte. Il vaut mieux qu’elle passe d’abord chez le garagiste et que vous la rameniez quand elle sera impeccable.
Cet argument atteind ma mère, mais elle demande quand même à faire un tour dans la Buick capote baissée avant de repartir. Mon père et Jack Darrymore décapotent la voiture, puis mes parents s’installent, ma mère laissant finalement le volant à mon père.
Les Darrymore, l’Américain et moi poussons la voiture qui pétarade longuement avant de redémarrer dans un nuage de fumée. Sans la laisser ralentir, mon père fait deux ou trois tours sur le parking de la base avec ma mère ravie qui nous fait des signes de la main. Enfin ils ramènent la voiture à sa place. Rendez-vous téléphonique est pris avec Jack Darrymore pour lui donner l’adresse du garagiste où amener la voiture et nous partons en lui laissant les clefs.
Le retour est joyeux, ma mère convient que c’est bien plus raisonnable de faire comme ça et imagine déjà l’arrivée triomphale de la grosse Buick repeinte à neuf devant notre immeuble. Elle ne se lasse pas de nous lire et relire la carte grise et c’est ainsi que j’apprends qu’il s’agit d’une Buick Roadmaster de 1948.
pas de traces de bas coutures dans cet episode , tant pis l’histoire est jolie
Oui en effet pas de traces de bas pour l’instant. Mais ils finiront par se montrer et de belle manière, ils seront même en vedette dans plusieurs chapitres. Patience donc…
Merci de la visite