Eclats de nylon et vieux papiers (21)

Eclats de nylon et quand une femme fait parler le fusil

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Les vieux papiers ou comment les journaux et autres nous donnent une vision de ce que furent la vie et l’actualité en d’autres temps.

L’Exposition universelle de Paris en 1889 est restée assez célèbre, car c’est lors de la manifestation que fut inaugurée la Tour Eiffel. Le président de la République en exercice est Sadi Carnot qui en assume bien sûr l’inauguration. C’est un homme qui n’est pas en odeur de sainteté parmi les milieux anarchistes qui commencent à se manifester un peu partout. Il fera notamment voter des lois sur la restriction de la liberté individuelle, chose que les anars ont en horreur. Ils auront d’ailleurs sa peau en l’assassinant en 1894 par la main de Sante Geronimo Caserio, un pur anarchiste italien.

Si vous êtes attentifs, vous aurez remarqué que l’on fête aussi le centenaire de la révolution de 1889. Il faut bien reconnaître qu’elle n’a rien résolu, qu’il y a toujours une classe dominante bourgeoise, que les clochards n’ont pas déserté les rues, qu’on s’amuse assez bien à Paris, mais que la vie est assez austère dans les campagnes. Le Figaro, dans lequel je puise une partie des informations de cet article, est bien dans l’air du temps de cette pseudo élite de l’époque. Il n’est pas un jour sans qu’il parle, à travers de la rubrique mondaine, des petits faits de noblesse et de la bourgeoisie. C’est juste si on apprend pas que le comte Lemur-Deberlin souffre de constipation, que l’ambassadeur de Boulonie a assisté à l’inauguration d’une usine de fabrication de farces et attrapes, que Son Altesse Sérénissime Roublard 1er, a fait cadeau de ses chaussettes usagées à une oeuvre pour les nécessiteux dont il est le fondateur. Le moindre petit fait est mis en exergue, comme si tout ce qu’ils faisaient était digne d’un remarquable intérêt.

On ne se prive de rien, la preuve le journal étale en première page, deux menus qui ont été servis lors des réjouissances pour l’inauguration. Au point de vue gastronomie c’est parfait, mais que pourrait penser un simple quidam qui a juste de quoi se nourrir? Remarquez que la description commence par « très brillant », bien évidemment on allait pas se mettre le gouvernement sur les dos en mettant « quelconque » à la place. A part le fait que c’est un menu avec lequel il faut ne pas regarder à la dépense pour se l’offrir, il est composé de très classiques, mais bons, plats de la cuisine française. Une truite sera toujours une truite, une côtelette d’agneau idem, la plus belle mention reviendra au dindonneau truffé et sa sauce Perigueux, qui comme chacun le sait est une sauce à base de truffes. Evidemment on allait pas mettre une sauce avec des lardons sur un plat truffé. 

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Un second banquet dans le même style, à mon avis supérieur au précédent, mais celui-là ne comptait pas moins de… 600 invités. 

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Une des attractions de l’Exposition fut la venue de William Frederick Cody, plus connu sous le nom de Buffalo Bill. En effet, il est à la tête d’un troupe ambulante gigantesque qui tente de reproduire avec force attractions, ce que fut la conquête le l’ouest américain. Il n’est pas étranger aux rêves que pourront susciter les histoires de cowboys et l’avènement du film western, pas plus qu’il ne l’est pour avoir forgé lui-même sa légende. Bref, le cinéma n’existe pas encore et l’on ignore ce qu’est réellement la vie en Amérique, on est prêt à tout avaler.

Voici une affiche d’époque qui étale en superlatifs tout ce que le show promet. Pour les plus humbles, le prix d’entrée est de 1 franc. En comparaison le prix d’un journal est de 20 centimes. 

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Dans cette troupe, il y a une authentique légende, une femme du nom d’Annie Oakley, un petit bout de femme d’un peu plus de 1,50 m, née en 1860 dans l’Ohio. Elle a une maestria absolument époustouflante au tir au fusil. Elle forgea son art dès l’âge de 9 ans pour nourrir sa famille, ils sont 8 et la mère est veuve. A cette époque, la chasse est pratiquement libre en Amérique, c’est dire qu’elle peut ferrailler à sa guise. A 16 ans, elle défie et bat un autre tireur d’élite, Frank Butler, qui a l’habitude de se produire dans les foires et défier les spectateurs. Beau perdant, il la drague et finit par l’épouser, elle n’a alors que 16 ans. Il s’effacera, deviendra son assistant et une sorte de manager tout au long de leur mariage. C’est aussi une belle histoire d’amour, car son mari mourut de chagrin quelques jours après sa mort en 1926. Eh oui, les belles histoires d’amour existent aussi sous le ciel américain.

Avec un fusil elle est capable à 28 mètres de couper une carte en deux, dans le sens de l’épaisseur bien sûr. Elle toucha 4772 boules sur 5000 mille envoyées en l’air, ceci en neuf heures de temps, qui donne un tir toutes les 6 à 7 secondes. Elle est aussi capable d’enlever la cendre d’une cigarette que son mari tient à la bouche. Elle fit la même chose avec l’empereur d’Allemagne Guillaume II sur sa demande, elle le pria toutefois de tenir sa cigarette à la main. Elle pouvait aussi faire rebondir une carte à jouer lancée en l’air et lui faire cinq ou six trous avant qu’elle ne touche le sol. Elle est aussi capable de tirer de dos en regardant dans un miroir. Elle se produisit devant la reine Victoria. 

Assez bizarrement, le Figaro ne s’attarde pas trop sur son cas, il mentionne juste son nom dans un article.

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Plus tard un autre journal de montre plus élogieux.

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Et encore un autre

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J’ai fait d’autres recherches pour essayer d’en savoir plus sur la dame. J’ai trouvé pas mal d’infos dont je vous en soumets quelques unes.

Elle a bien sûr été se balader sur la Tour Eiffel. Elle a pris l’ascenseur jusqu’au sommet. Elle y a acheté des souvenirs pour ses connaissances restées en Amérique. Elle a expédié une carte postale depuis là en date du 16 août (le show se produisait durant toute la durée de l’Exposition de début mai à fin octobre 1889).

Un fait intéressant qu’elle raconte dans ses mémoires, elle semble avoir tenu un journal, fut l’accueil du peuple parisien vis à vis du spectacle. Au début, il semblerait que cela fut plutôt froid. Les Parisiens n’avaient aucune idée de la vie américaine, s’imaginant sans doute à tort que la conquête de l’ouest s’est faite dans les salons. Quand elle arrivait sur scène, ils s’attendaient presque à trouver une dame en tenue de soirée avec une voilette et un fusil. Or ce n’était pas le cas, elle se produisait avec des costumes de scène qu’elle concevait elle-même, simples et sans aucune fioriture.  Mais laissons-là parler:

– Quand j’arrivais sur scène, l’accueil n’étais pas amical, ils étaient comme des icebergs. Ils pensaient on va voir ce que tu sais faire. Au fur et à mesure que je faisais mon show, l’ambiance se détendait, ils crient ah! bravo! (en français dans les texte), à la fin les dames jetaient les mouchoirs et les ombrelles sur la scène.

Les observateurs admettent que le spectacle de Buffalo Bill, à l’accueil assez mitigé et ne satisfaisant qu’à moitié les spectateurs parisiens, fut sauvé par la prestation de la tireuse.

La troupe parcourut ensuite l’Europe pendant trois ans, c’est ainsi que le couple séjourna comme touristes à Venise, à Rome, à Naples, en Allemagne, en Espagne.

Par la suite dans son pays elle devint une icône, la plus populaire du genre. Ses tenues vestimentaires étaient reprises par les demoiselles, elle se mit à écrire des pensées qui font encore référence aujourd’hui. Victime d’un accident de chemin de fer en 1901, elle subit 5 opérations, mais recouvra entièrement son habilité au tir. Elle quitta le show, mais continua de se produire à titre personnel, et ce pratiquement jusqu’à sa mort à 66 ans, sans pour autant trembler des mains et rater sa cible.

Quelques faits sur sa vie et illustrations.

Lors de son séjour à Paris, la poudre étant monopole d’état et ne satisfaisant pas à ses besoins, elle fabriqua elle-même de la poudre que l’on pourrait qualifier de contrebande.

Au sommet de sa gloire, elle gagnait 150$ par semaine, alors qu’un ouvrier n’en gagnait pas 500 par an.

Elle collectionnait les autographes, elle en a récolté de fameux.

Aujourd’hui, son autographe certifié authentique, vaut plusieurs milliers de dollars.

Elle s’occupa financièrement d’élever 18 orphelins.

Les 200 premiers dollars qu’elle gagna, elle les donna à sa mère pour finir de payer sa ferme.

Le fameux compositeur Irving Berlin composa un show pour Broadway, « Annie Get Your Gun ».

Elle fut adoptée symboliquement par le chef sioux Sitting Bull, celui qui battit les troupes américaines à la bataille de Little Big Horn. Il la surnomma Little Sure Shot (petit coup sûr).

Un article de presse mal renseigné la déclara morte, alors qu’elle était en tournée en Europe. Par la suite, très soucieuse de son image de marque, par ailleurs très droite et vertueuse, elle n’hésitait pas à attaquer en justice toute fausse information sur sa personne.

Le bled à côté d’où elle naquit dans l’Ohio s’appelle… Versailles. Une majorité de résidents d’origine française habitaient l’endroit et demandèrent en 1837 que le nom anglais soit abandonné, ce qui fut fait. Cela explique peut-être son prénom francisé. Un de ses frères s’appelait Daniel.

Son père et sa mère avaient 33 ans de différence d’âge, lorsqu’elle naquit, le père avait 60 ans.

Malgré qu’elle aie passé la moitié de sa vie avec un fusil à la main, elle était unanimement considérée comme une personne affable, chaleureuse et très simple.

De nombreux films et séries tv s’inspirent de sa vie.

Voici un petit film qui vous en dira un peu plus

Pour conclure, l’Amérique était l’un de ces pays capable de fabriquer des héros et héroïnes avec presque rien. On y retrouve bien la fascination de ce peuple pour les armes, en posséder une est un signe de virilité ou de puissance, cela n’a pas beaucoup changé. Le cas de Annie Oakley n’échappe sans doute pas à cette fascination, bien qu’elle-même empoigna un fusil avant tout pour faire manger sa famille à un âge ou d’autres se passionnent pour les contes de fées. Ce fut sans doute ce hasard qui lui fit découvrir une sorte de sixième sens, presque diabolique, pour atteindre un cible à un endroit précis à une distance plus que respectable. Elle disait, sans doute un peu par plaisanterie, que si elle n’avait pas peur d’aimer un homme, elle n’avait pas non plus peur de le tuer. Elle milita tout au long de sa vie pour que les femmes soient reconnues comme l’équivalent de l’homme pour la possession d’une arme, ne serait-ce que pour se défendre. Elle fut pourtant tout le contraire d’une personne belliqueuse, aimable, abordable, respectueuse d’autrui, sachant se faire aimer, sont les qualificatifs qui reviennent sans cesse à son propos. Si avec un fusil elle était capable de damner le pion à un homme, elle n’en prit jamais l’aspect. Toujours en robe, sauf certaines scènes à cheval, elle assuma son rôle de femme jusqu’au bout, tout en vivant un beau roman d’amour avec son mari, un mariage qui ne semble n’avoir connu aucun nuage. Même spirituellement, elle semble avoir marché sur les traces de ses parents qui étaient des quakers, un mouvement d’obédience très pacifiste.

Aujourd’hui, l’Amérique reconnait en elle une héroïne incontournable et lui voue un véritable culte. Sa tombe est un lieu de pèlerinage toujours couru. Les visiteurs déposent des pièces de monnaie pour l’entretien de la tombe, et celle de son mari juste à côté, car elle n’a pas de descendance directe. Elle a choisi de se faire enterrer là ou retentirent ses premiers coups de fusils. Il ne fait pas de doute que certains résonnent encore aux oreilles des admirateurs de ce petit bout de femme…

Eclats de nylon et vieux papiers (20)

Les vieux papiers ou comment les journaux et autres nous donnent une vision de ce que furent la vie et l’actualité en d’autres temps.

Aujourd’hui on a tendance à admettre que la population vieillit, que la moyenne d’âge augmente. Par curiosité j’ai voulu savoir ce qu’il en était avant. Pour avoir une comparaison, j’ai pris un journal local et j’ai relevé tous les avis mortuaires parus au mois de juillet 1903. Il est évident que la mort de Pierre Dupont n’allait faire l’objet d’une parution dans un journal national, on se cantonnait à la région où il avait vécu. Je n’ai gardé que la partie qui mentionne les causes du décès avec l’âge, faisant abstraction de toutes les autres indications. Petite surprise en les consultant, à l’époque il était courant de mentionner l’heure de la mort. Pour le reste, le faire-part n’est pas bien différent de celui qui l’on peut lire aujourd’hui. On peut constater que l’âge du décès est plus étalé que maintenant. Il y a de très jeunes et moins jeunes enfants, chose plus rare aujourd’hui sauf accidents, mais aussi des gens qui atteignent un âge respectable, donc vieillir en ces temps-là n’était pas chose impossible. Par contre, la fourchette entre 40 et 60 ans est la plus représentée. Il est clair que les progrès de la médecine a une part importante dans la hausse de l’espérance de vie, on a des moyens de combattre la maladie de manière bien plus efficace. Mon grand-père maternel est mort en 1911 d’une simple pneumonie, maladie parfaitement guérissable maintenant, tout juste si votre toubib va vous donner un arrêt maladie prolongé pour cela. La tuberculose était alors une maladie redoutable, même si elle n’a pas complètement disparue aujourd’hui, on peut en guérir, au pire avoir une espérance de vie presque normale si on la soigne bien.

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Si j’ai choisi le mois de juillet 1903, ce n’est pas tout à fait pas hasard, le 1 juillet c’est le départ du premier Tour de France. On est encore loin de l’enthousiasme qu’il peut susciter de nos jours. Un petit article du Figaro fait mention de ce premier départ.

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Trois semaines après toujours dans le Figaro, le résultat est différent, la course doit avoir pris de l’ampleur et surtout suscité un engouement populaire. L’article est assez long et on attribue les prix. Si vous ne savez pas qui fut le 1er vainqueur, vous l’apprendrez. On notera aussi l’apparition de Petit-Breton, un nom qui vous dira quelque chose si vous êtes un fendu des Brigades du Tigre.

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Sur cette photo prise l’année de sa victoire sur le Tour, on voit Garin avec une clope à la bouche. Ca c’est des sportifs! Ce ramoneur de métier, les poumons encrassés par la suie et le goudron du tabac mourut à l’âge de … 85 ans!

Dans l’édition du même jour, un très célèbre comique de l’époque, Dranem, écrit à la rédaction en réponse à un article paru sur lui. Ce même artiste est l’interprète d’une rengaine que l’on pouvait entendre lors du passage du Tour, pour autant qu’un gramophone soit disponible, c’est celle-ci:

La presse satirique existe déjà en 1903, l’Assiette au beurre en est un des exemples les plus populaires. Le journal a l’habitude de se concentrer sur un fait d’actualité et d’ouvrir à ses dessinateurs caricaturistes les pages du journal et d’épingler qui de droit. Le 10 août 1903, un enchaînement de circonstances dramatiques provoque la mort de plus de 80 personnes par brûlures et surtout asphyxie à la station Couronnes dans un moyen de transport nouveau pour Paris: le métro. Depuis sa mise en service en 1900, on déplore déjà plusieurs incidents, ce qui fait déjà grincer les dents des plus sceptiques sur les conditions de sécurité. La semaine suivante, le journal satirique se fend d’un numéro qui, malgré l’ampleur du drame, respecte son idéologie: la satire. 

Extraits 

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Eclats de nylon et histoire par les nuls

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Les vieux papiers ou comment les journaux et autres nous donnent une vision de ce que furent la vie et l’actualité en d’autres temps.

La lecture de Un Juif pour l’exemple de Jacques Chessex, un écrivain suisse couronné de multiples prix dont le Goncourt en 1973, m’a amené à m’intéresser à un fait divers qui s’est produit en Suisse en 1942, fait que l’écrivain lui-même a connu dans son enfance étant natif du lieu où cela s’est produit.

En 1942, la Suisse est un pays relativement épargné par la guerre, on y vit même dans une certaine insouciance, toute relative, mais comparé à ce qui se passe dans les pays voisins c’est un havre de paix. A la montée du nazisme dans les années 30, il y a bien sûr eu des mouvements qui prônaient un rattachement aux idées d’Hitler. Mais aucun de ces partis n’a eu une réponse électorale assez puissante pour s’imposer. Il a existé à partir de 1933 une Fédération fasciste suisse fondée par Arthur Fonjallaz, un officier supéroieur de l’armée suisse durant la guerre 14-18 devenu colonel par la suite, qui est un admirateur de Mussolini. Il n’aura politiquement que peu d’influence et sera même condamné en 1941, pour espionnage au profit de l’Allemagne. Il meurt en 1944.

Néanmoins il y a une fraction des citoyens suisses, pas forcément appartenant aux hautes sphères, qui se reconnaissent dans l’idéologie nazie. Certains sont même persuadés que l’invasion de la Suisse par l’armée allemande n’est qu’une question de jours, au pire de mois, quand éclate l’affaire qui nous intéresse, en avril de 1942. Dans la petite ville de Payerne, située sur le plateau suisse dans la partie francophone, une cellule pro-nazie a fait siennes ce genre d’idées. Ils vont même au devant des événements. En Suisse, nul n’ignore les lois raciales mises en place dans les pays occupés, la bande veut donner un signal fort aux futurs occupants quand ils viendront, ce qui ne serait tarder. Quoi de mieux que de leur offrir la vie d’un Juif?

Ils se voient déjà promis aux plus hautes fonctions, l’occupant, c’est sûr, saura reconnaître les siens. Pour mériter cela, ils choisissent comme victime Arthur Bloch, un commerçant en bétail venu de Berne, qui se trouve à Payerne lors d’une foire, le 16 avril 1942.  Il est assassiné dans une écurie, son corps déshabillé et dépecé est mis dans de grands bidons à lait en ferraille qui sont immergés dans le lac de Neuchâtel afin de faire disparaître les traces. Là, on peut se poser la question de savoir pourquoi ils tenaient tant à cacher le corps et pourquoi le découper, eux qui voulaient montrer par un coup d’éclat leur appartenance à une idéologie scabreuse. On sait par ailleurs que la victime portait sur elle une somme d’argent assez conséquente qui ne fut pas donnée au nécessiteux. Sous un prétexte politique, il pourrait aussi s’agir d’une plus banale envie d’argent.      

L’affaire sera pourtant rapidement éclaircie. Une enquête est ouverte le jour même, car le bétail déjà acheté par la victime n’est pas réclamé, on constate alors sa disparition. Les habits du marchand sont brûlés et enterrés dans un bois voisin de la ville, mais découverts par des enfants qui jouaient dans les bois. La police détermine rapidement que les habits trouvés sont ceux de la victime. Même pas dix jours après le meurtre, la police procède à l’arrestation des auteurs. Les origines de la victime et les opinions politiques des coupables, de notoriété publique, vont faciliter l’enquête. Il apparaîtra au cours de interrogatoires, que l’instigateur du crime est un ancien pasteur nommé Lugrin, un antisémite notoire, en fuite quand les auteurs du meurtre furent découverts. Il se réfugia en Allemagne, mais fut arrêté après la guerre et condamné à 20 ans de prison. 

Les aveux obtenus, le meurtre souleva une vague d’indignation dans la presse qui en fit un large écho. C’est bien un des rares pays d’Europe qui à ce moment là s’indigna de la mort d’un Juif, via le presse et l’opinion publique et ce même Juif être considéré comme citoyen à part entière. Pour être tout à fait honnête, on peut imaginer que tout le monde ne désapprouva pas le crime. Et pourtant, tous les témoignages concordent pour dire que l’homme était sympathique, respecté, connu de tous les paysans. Il n’hésitait à aller boire un coup de vin blanc à chaque affaire conclue, comportement éminemment citoyen dans la Suisse de toujours, c’est comme se déchausser pour entrer dans une mosquée.  Pour ma part, j’estime que dans le cas présent, ce crime est de la pure connerie, il n’y a pas de crimes « intelligents », mais celui-là est plus con que les autres. 

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Un des nombreux articles publiés à l’époque, un crime crapuleux comme dit le titre

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Le jugement en février 1943. A noter que la Suisse a aboli la peine de mort sur le plan du droit commun par votation populaire en 1938. La réclusion à perpétuité est la condamnation la plus sévère. Elle reste en vigueur sur le plan militaire, notamment pour les cas d’espionnage et de trahison, mais sera définitivement abolie en 1992.

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Comme je vous le disais en introduction, la Suisse est un pays où il y a encore une certaine qualité de vie. Le plus visible de la guerre reste que l’armée est mobilisée, mais il n’y a pas de combats, sauf quelques incidents maladroits et rares. Il y a bien des restrictions alimentaires, mais personne ne crève de faim. Pour le reste on se débrouille. Les loisirs ne sont pas réservés à une élite d’officiers occupants accompagnés de leurs lèche-bottes, un citoyen peut écouter librement la radio sans restrictions, les programmes des radios étrangères sont même publiés, aller au cinéma ou assister à un concert, du jazz si l’on en a envie. Preuve que tout ne va pas si mal, les journaux continuent de paraître et reflètent l’actualité internationale de manière assez objective, en prenant toutefois garde de ne pas polémiquer inutilement. De plus, ils sont bourrés de publicités pour des purs produits de consommation qui peuvent faire défaut ailleurs. On n’hésite pas à promouvoir une lessive qui lave enfin le linge parfaitement, des cigarettes pour les tumeurs, ou de quoi venir à bout de ces sales mites. Pour illustration, je vous ai fait un petit montage de quelques unes, parues dans le même numéro, au moment du crime de Payerne.  

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Et si vous écoutiez la radio, voilà ce qui pouvait pénétrer votre oreille, c’est léger et pas vraiment une radio de propagande nationale. 

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