Ce train qui gronde
La plus grande catastrophe ferroviaire française, qui fit au moins 400 morts le 12 décembre 1917, est presque passée inaperçue pour cause de censure militaire. Elle survint en Savoie dans la vallée de la Maurienne. Si elle fait partie du secret militaire, à fin 1917 rien n’est encore vraiment joué, c’est qu’elle transporte des soldats qui reviennent du front italien, pays qui fait alors partie des alliés, envoyés pour renforcer l’armée italienne après la défaite de Caporetto en octobre 1917. La situation s’étant stabilisée, on a estimé que l’on pouvait renvoyer au pays des troupes françaises. Le général chef de l’armée française en Italie, décide de leur accorder une permission au pays pour les fêtes de Noël. Plusieurs trains par vagues de 600 hommes sont organisés à partir de la fin novembre. C’est l’un d’entre eux, celui qui partit le 21 décembre, qui causa l’accident.
Le rares articles faisant référence à l’accident en 1917
Le tunnel du Mont Cenis côté Modane lors de son cinquantenaire
En 1917, le réseau ferroviaire est déjà pas mal développé. Comme dans d’autres pays la traversée des Alpes a été un point sensible pour le passage des lignes. Chacun l’a résolu à sa manière, mais le principe commun a été de d’amener les voies à un endroit où la montagne était la moins longue à percer, ce qui impliquait souvent de faire monter les trains par des rampes d’accès à des altitudes sensibles. C’est le cas notamment pour le Gotthard et le Lötschberg en Suisse, du Simplon côté Italie, et plus tard pour la ligne du Somport qui franchit les Pyrénées en longeant la vallée d’Aspe et qui rejoint l’Espagne. Dans le cas qui nous intéresse ici, c’est le percement du tunnel de Fréjus ou Mont-Cenis entre l’Italie et la France qui sera indirectement la cause du drame. Son percement a été décidé dans les années 1850 pour offrir une liaison avec l’Italie et Turin (alors royaume de Sardaigne à cet endroit) sans descendre et passer par le rivage méditerranéen. Evidemment on a cherché le point le plus idéal pour son percement, mais il a quand même fallu percer 13688 mètres de roche, entre 1857 et 1871, et monter à plus de 1000 mètres d’altitude. Et avec les moyens de l’époque encore rudimentaires, la dynamite n’existe pas encore lors du début des travaux.
La vallée de la Maurienne avec Saint-Michel au fond
Le décor est planté. Donc, ce fameux jour un train de 17 wagons, plus de 530 tonnes et 1200 soldats est acheminé vers la gare de Bardonnèche. A partir de là, pour faciliter l’ascension de la rampe, le train est scindé en deux jusqu’à Modane. Dans cette gare, il sera reformé en un seul train. A quelque part le train c’est comme le vélo, assez pénible dans les montées beaucoup plus facile à la descente. C’est une des raisons de la réunion en un seul convoi, il va redescendre côté français.
Il faut parler un peu de ce train et de sa configuration, car c’est cela qui va conduire au drame. Les wagons qui transportent les soldats sont en bois et appartiennent au Ferrovie Stato, c’est à dire les trains italiens. Ce sont des wagons voyageurs de divers types et classes, il y en a dix-sept et deux fourgons, le train fait environ 350 mètres de long. Toutes les voitures sont équipées de freins automatiques, mais ils sont en service seulement sur les quatre premières voitures, cinq serre-freins sont répartis sur le reste du convoi, ce qui fait un bonhomme tous les trois wagons. L’emploi de serre-freins était chose encore courante à l’époque, car tous les voitures n’étaient pas pourvues de freins automatiques. Ces voitures étaient reconnaissables à ces petites guérites dans lesquelles prenaient place un employé chargé d’actionner manuellement le frein à la demande du mécanicien de la locomotive par actionnement du sifflet de cette dernière et selon un code défini. Dans le cas présent, les voitures avaient la possibilité d’un freinage manuel qui se trouvait d’un côté ou de l’autre vers la plateforme où se trouvent les attelages, pas de petite guérite. Bien que beaucoup plus discret aujourd’hui, la possibilité d’un freinage manuel existe toujours, en général caché derrière un panneau.
Il est 21h30 à Modane. En attente de la formation de leur trains, les soldats s’égaient dans la localité en faisant ce que pas mal de soldats font en permission, aller boire un coup. Vers 23 heures tous les hommes en état plus ou moins lucide, sont pratiquement rassemblés dans le train prêt à partir. Quelques retardataires, une dizaine, s’égareront dans la ville, ils ne savent pas encore ce à quoi ils échappent.
Vers la locomotive ça discute sec. Le mécanicien, l’adjudant Girard, qui connaît la ligne refuse de partir si une seconde locomotive n’est pas attelée au train. Il se méfie des wagons italiens dont il assure que les freins sont « bricolés ». Arrive un de ces galonnés avec sa casquette qui doit l’empêcher de s’oxygéner le cerveau, le capitaine Fayolle commandant du trafic. Il intime à Girard l’ordre de partir sous peine de passer en conseil de guerre. Girard, un soldat malgré tout, obéit et met sa machine en marche. Il est 23h15, le train va s’ébranler.
Le descente après Modane affiche parfois de pentes de 30% sur plus de 17 kilomètres, ce qui est assez considérable quand vous avez plus de 500 tonnes qu’il faut retenir dans la descente. Au début tout se passe bien. Dans le train c’est la fête, il y a sûrement encore quelques bouteilles qui circulent, la fumée des pipes et celles des cigarettes font concurrence au panache de la locomotive, bien sûr tout cela est peu visible de l’extérieur car il fait nuit. Malgré tout, on remarque que le train file à belle allure, les plus optimistes ou les plus ivres pensent que l’on sera d’autant plus vite à la maison. Au bout d’un moment, les passagers se rendent comptent que le train va quand même un peu trop vite, même de plus en plus vite, petit à petit les rires font place à l’inquiétude.
Dans la locomotive, le mécanicien est un des seuls à apprécier la situation à sa juste valeur. Malgré les freins de la locomotive serrés et les appels répétés aux serre-freins de faire leur travail, le train ne ralentit pas, au contraire il va de plus en plus vite. On estime que le train a atteint la vitesse de 130 km/h alors que la vitesse est limité à 40 km/h sur certains tronçons.
La suite on ne la connaît que par les témoignages de quelques survivants.
Il semble que dans un premier temps des wagons sont sortis des rails mais continuent leur voyage entraînés pas le reste du train et rebondissant sur le ballast. A ce stade, il y a déjà des victimes, certains sautent dans le vide. C’est vers le pont dit de la Saussaz qui traverse la rivière l’Arc, un peu avant Saint-Michel-de-Maurienne que le train déraille complètement. Tel un gigantesque accordéon qui se referme sous les mains d’un musicien diabolique, le sort va frapper. Les wagons s’encastrent les uns dans les autres en un indescriptible chaos qui obstrue la brèche rocheuse dans laquelle passent les rails, fermant le piège. Un incendie s’allume dans la nuit, tandis que des sabots de freins chauffés au rouge luisent comme pour prouver qu’ils avaient fait l’impossible.
On voit sur cette image l’endroit de l’accident marqué par des croix. L’usine en bas est une fabrique de pâtes alimentaires qui servit d’infirmerie
Vue depuis l’autre côté. C’est dans la gorge au premier plan après le pont pédestre que les wagons s’encastrèrent les uns dans les autres
Décrire ce qui s’est passé ensuite relève du voyeurisme macabre. Il y a des morts, des agonisants, des blessés plus ou moins graves, plutôt plus, des cris, des lamentations. Il fait froid, il gèle, des êtres hagards, des zombies, cherchent le fin du cauchemar à la lueur des flammes qui éclairent la tragédie. Suis-je encore en vie ou suis-je mort ?
Il y a des explosions, des grenades emmenées en douce dans les bagages, éclatent en ajoutant quelques malheurs de plus. C’est étrange comme les engins de mort peuvent parfois fasciner.
L’incendie gagne du terrain, certains s’amputent d’un membre coincé dans les débris pour échapper aux flammes. D’autres ne peuvent rien faire, ils sont coincés, pour eux les flammes de l’enfer c’est pour bientôt ou maintenant. Une odeur de chair brûlée pénètre dans les narines des survivants, mais qui peut vraiment la reconnaître parmi ces esprits que la folie guette ?
Des secours arrivent, quelques personnes des environs, quelques pompiers, mais que peuvent-t-ils faire pour soulager les victimes, ils n’ont pas vraiment de moyens, de matériel, et qui peut organiser un semblant d’ordre pour éviter de faire n’importe quoi ?
Au petit jour, on commence de se rendre compte de l’ampleur de la catastrophe. Il y a des morts partout, c’est un charnier. En un instant il y a eu plus de cadavres que dans n’importe quelle autre bataille de cette foutue guerre.
Les photos qui existent encore sont rares et assez répétitives, mais elle montrent mieux que les mots la violence du choc
Dans l’immédiat on comptabilisa au moins 400 morts, puis dans les jours suivants décédèrent au moins 300 autres personnes des suites de leurs graves blessures ou n’ayant pas pu être soignées rapidement. On avance de manière assez sûre plus de 700 morts, mais du fait de la censure on ne connaît pas le nombre exact et surtout on ne chercha pas trop à savoir et ceci pendant très longtemps.
Il faut toujours tirer un bilan quand il se produit quelque chose de monstrueux. Celui de l’accident est plutôt teinté de silence. Le principal responsable, celui qui avait donné l’ordre au train de partir, ne semble jamais avoir été inquiété. Des cheminots passèrent, discrètement, en conseil de guerre dont le conducteur rescapé, on les acquitta tous. C’est bien le moins que l’on pouvait faire. L’armée n’avait pas du tout avantage à une trop grande publicité autour de cette tragédie et pour une grande part elle est noyée dans les faits de guerre.
Un monument fut quand même érigé au cimetière local en 1923 par le ministre Maginot, oui celui qui pensait sauver la France en faisant construire la ligne qui porte son nom. On mentionna le nombre de 425 morts, le nombre qui semble correspondre à ceux décédés immédiatement lors de l’accident. La monument mentionne « morts ensemble pour la patrie », pour la connerie serait un terme plus juste. La guerre est assurément faite de morts inutiles, mais il en est certaines qui sont plus inutiles que d’autres.
Source Gallica, BNF, DP
Bon jour,
Article fort intéressant.
Max-Louis
Merci et bienvenue,
Content que vous appréciez mon article et ces faits de l’histoire un peu oubliés.
Bonne soirée
Le poids des mots, le choc des photos concernant la connerie des guerres et ses conséquences
Merci Cooldan,
Je crois que vous avez très bien résumé le tout
Bonne soirée
Bonsoir à vous.
Quelle horreur !!
A l’horreur de la guerre s’est ajoutée l’incompétence humaine.
Bien que jugée , j’imagine, « accidentelle », cette tragédie n’a pas du arranger les relations entre les deux pays, qui étaient en conflit les deux années précédentes. Décidément, le massif alpin a ses victimes lui aussi.
Cruels souvenirs…
Bonne Soirée.
Peter Pan.
Merci Peter,
Comme disait Clémenceau : la guerre est une chose trop grave pour la confier à des militaires.
Bonne soirée