Bas nylons et une chanson à laquelle vous prêterez (l)ouïe

 

Il y a des chansons qui à défaut de rapporter immédiatement gloire et fortune à leur créateur, ont au moins le mérite de lui donner quelques raisons d’espérer et de gagner quelque argent. C’est le cas de Richard Berry, un obscur chanteur noir des années 50. En 1955, il compose une chanson, « Louie Louie » qui s’inspire du rythme d’une chanson qui met en exergue un style de dance, le cha cha cha, intitulée « El Loco Cha Cha Cha ». Dans sa chanson, Berry narre l’histoire d’un marin qui doit reprendre la mer pour retrouver sa petite amie. En 1957, il a l’occasion d’enregistrer avec son groupe les Pharaohs, un 45 tours pour un petit label et ne croyant pas trop au potentiel de la chanson, il la relègue en face B. Le disque ne connaît qu’un intérêt local du côté de Los Angeles. En 1959, voulant se marier et fiancer la noce, il cède les droits de sa chanson à un tiers pour la somme de 750 dollars.

Richard Berry

Après la vague du rock and roll, l’Amérique balise de nouveau chemins musicaux, le surf en étant la première manifestation à la fin des années 50. Ici et là, d’autres groupes s’exercent avec pour but final d’avoir la possibilité d’enregistrer un disque et de devenir célèbres. C’est le cas des Kingsmen qui sont originaires de l’Oregon. Le chanson de Berry circule assez bien et pas mal d’artistes la font figurer dans leur répertoire, même une version enregistrée par Rockin’ Robin et les Wailers tourne en boucle dans les jukeboxes . En 1962, les Kingsmen remarquent le fait et décident de mettre la chanson dans une forme qui s’éloigne de la version qu’ils écoutent. Il ne reste plus qu’à trouver une maison de disques qui accepte de les enregistrer. Ce sera le cas du label local Jerden, qui publie le disque après une séance d’enregistrement qui frise l’anthologie. Premièrement, ce sont eux qui payent la moitié des frais de studio, 50 dollars. Deuxièmement, la coordination entre les musiciens et le chanteur, Jack Ely, n’est pas top, il entame deux couplets trop rapidement et doit attendre que l’orchestre le rattrape. Un peu énervé, il articule mal certains mots qui ne sont pas tout à fait audibles. Les Kingsmen imaginent que c’est un galop d’essai et qu’une autre prise va succèder. Eh bien non, les producteurs décident que c’est très bien ainsi et la suite de l’enregistrement se poursuit avec la face B, un instrumental « Haunted Castle » qui sera mis au point en plusieurs prises.

Les Kingsmen en 1964

La décision de garder la première et seule prise de la chanson est soit un trait de génie, soit de l’incompétence, mais la suite montrera que c’est la première idée, volontaire ou non, qui fera de ce disque une référence à nul autre pareille, il est considéré historiquement comme le premier disque de garage punk publié. C’est la chanson qui détient aussi le record mondial de versions enregistrées, près de 2000 à ce jour. Mais il y a encore une étape à franchir, car nous sommes aux USA. Il y a quelques maisons de disques qui ont pignon sur rue et que l’on connaît dans le monde entier, RCA Victor, Capitol, Columbia (CBS en Europe), Liberty, Verve, et j’en passe. Comparé au nombre de labels locaux qui existent, c’est du 1 contre 1000. On peut presque dire que chaque bled qui a quelque importance régionale, a une maison de disques à quelque part. Ils agissent souvent comme rabatteurs pour les grands labels et proposent leur productions. Parfois c’est oui, parfois c’est non, mais quand c’est oui, l’artiste a des chances de se faire connaître et d’avoir un succès sur le plan national et même international. On connaît tous le cas d’Elvis Presley qui a justement fait ses premières armes sur le relativement petit label Sun à Memphis. Ce sera aussi le cas pour les Kingsmen, dont la production sur Jerden est reprise et éditée par les disques Scepter/Wand, plutôt orientés vers la musique noire, les Shirelles et Dionne Warwick font partie de leurs artistes. Une fois publié dans sa deuxième édition, le disque qui connaît un très grand succès est no 1 au Cashbox et n’arrive juste pas à la première place du Billboard, car cas unique dans l’histoire, il est cloué à la deuxième par une forteresse imprenable et chantée en français, le fameux « Dominique » de Soeur Sourire.

L’édition française avec deux titres de Jocko Henderson sans doute étonné d’avoir des grosses ventes en France.

Une publicité gratuite qui augmentera encore la popularité de la chanson est due à l’intervention du FBI qui soupçonna la chanson de contenir des obscénités suite à certains passages pas clairement audibles du chant de Jack Ely. On arriva à la conclusion que ce n’était pas le cas, mais cela valut certainement quelques milliers de ventes en plus pour le disque.

En France, le disque fut plus que bien accueilli puis qu’il trôna pendant deux mois à la première place du hit parade de Salut les Copains, faisant la nique au « She Loves You » des Beatles. Il existe une cover française par les Players « Si C’était Elle », malheureusement bien loin de l’esprit de celle des Kingsmen.

L’importance capitale de cette chanson dans l’histoire de la musique engendra de multiples reprises par des artistes de premier plan. Quelques unes parmi les presque 2000 qui existent : Kinks, Troggs, Beach Boys, Otis redding, Clash. Motörhead, Sandpipers, Flamin’ Groovies, Iggy Pop, Led Zeppelin (live), Paul Revere et les Raiders. A noter que ces derniers enregistrèrent la chanson presque simultanément avec les Kingsmen. Si leur version resta dans l’ombre, ils se rattrapèrent par la suite en devenant un groupe majeur de la scène américaine aux multiples succès. Quand au pauvre Richard Berry, il ne ramassa que des miettes de sa fameuse composition. Il mourut presque célèbre et surtout sans fortune en 1997.

Note : le nom du groupe n’est pas unique aux USA,  un autre officia avant ceux qui nous intéressent, il s’agit d’une dissidence des Comets de Bill Haley qui enregistra quelques instrumentaux à la fin des années 50. Un autre groupe et spécialisé dans le gospel, opère aussi sous le même nom. De quoi mettre en doute les recherches des encyclopédistes.

Les Kingsmen incarnation des Comets de Bill Haley

Il se peut selon le pressage du disque que vous possédez, que vous entendiez une ambiance live derrière « Louie Louie ». Le fait est facile à expliquer. Profitant du succès, leur label publia un album « The Kingsmen In Person » enregistré en public, toutefois ils ne pouvaient guère le faire sans y inclure le fameux titre, qui figure avec une fausse ambiance live en ouverture de l’album. Autre fait marquant, c’est le seul titre chanté par Jack Ely, ce dernier ayant quitté le groupe au moment du succès, ou viré selon certaines sources. C’est Lynn Easton le saxophoniste qui assume les vocaux pour la suite.

L’organiste Don Gallucci fut le producteur de « Fun House » des Stooges.

La versions des Kingsmen

La version originale

Les Kinks en live à Paris en 1965

La reprise par The Last, un groupe américain des années 80 qui faisait d’assez originales reprises.