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Pour changer un peu, comme nous avons le temps de lire, j’ai écrit une histoire que l’on peut sans hésiter classer dans le catégorie des histoires fantastiques. Bonne lecture et bons frissons.

L’homme à la lanterne
La petite gare est coincée entre deux parois de rochers. A l’est, au pied d’un pic, par une entaille dans la montagne, une petite route descend vers un petit val où quelques fermes s’éparpillent un peu à la manière de dés ayant roulé au hasard sur une table de jeu. De paisibles troupeaux de vaches paraissent d’immobiles points sur l’herbe. Au loin, un village semble appartenir à un autre monde, de vagues fumées lui donnent un petit air de vie.
A côté de la gare, une vieille maison défie le temps, c’est une ancienne taverne encore fréquentée par quelques clients. Nul ne pourrait se douter qu’elle fut jadis un lieu d’attractions dans lequel on venait s’amuser de loin à la ronde. C’est une victime du progrès, ce progrès qui arriva jadis par le chemin de fer, mais qui finit par être lui-même victime d’un progrès qui se voyait mieux ailleurs.
Vers 1860, l’endroit fut choisi car il offrait l’opportunité de relier trois vallées entre elles par le train sans trop de complications. Les rails jaillirent d’un tunnel pour immédiatement entrer dans un autre tunnel, frôlant la petite gare. Un embranchement menait vers d’autres lieux en passant entre la faille de la montagne. La gare devint un nœud ferroviaire et entraîna son lot de changements. La fumée et le bruit des locomotives rompit des siècles de silence et peu à peu la suie envahit les alentours. La découverte d’une mine de sel accéléra encore la prospérité des lieux, de nombreux ouvriers y trouvèrent du travail. La construction d’une taverne sembla nécessaire pour étancher la soif des voyageurs et des ouvriers. Le soir, elle servait de lieu de rendez-vous à des bons petits bourgeois qui venaient s’encanailler sans crainte d’être montrés du doigt. Facile, il suffisait de prendre le train. Il aurait bien été difficile qu’une femme jalouse vienne surveiller le mari, elle devait aussi prendre le train.
Pendant cinquante ans, les lieux connurent leurs années folles, puis la mine se tarit, puis on supprima l’embranchement, un autre tunnel percé ailleurs raccourcit la liaison avec la vallée voisine. La ligne fut démontée, on ne laissa que quelques dizaines de mètres de rails, le reste alla pour la construction d’autres lignes. Cependant, la petite gare subsista, les trains surgissent toujours de tunnels, quelques-uns s’arrêtent encore pour prendre de rares promeneurs. On jugea inutile la présence de chef de gare, il n’y en a plus depuis longtemps.
La taverne, elle, est toujours là. Elle n’a plus la clientèle d’autrefois, mais quelques habitués viennent toujours boire un coup, quelques promeneurs s’y arrêtent en attendant le train. Et c’est là que commence cette étrange histoire.
– Salut Henri, tu veux boire quoi ?
– Salut la patronne, tu me mettras une bière.
– Il n’y a personne aujourd’hui ?
– Non, mais Pierre ne va pas tarder à arriver, c’est son heure.
– Ah voilà l’Artiste, sa peinture lui donne soif sans doute.
Celui qu’Henri avait appelé l’Artiste était un nouveau dans le coin. Il habitait dans une petite maison, un peu plus bas. Il avait trouvé là l’endroit idéal pour exercer son art. Sans être un grand nom de la peinture, il avait acquis au fil des ans une réputation que bien d’autres pouvait lui envier, il arrivait à vivre de son art. Le personnage était plutôt sympathique, il n’avait pas tardé à se faire des amis parmi la clientèle habituelle. Plutôt du genre bavard, il savait mettre tout le monde à l’aise, et puis il ne rechignait pas à payer une tournée.
– Salut l’Artiste, tu vas bien ?
– Salut Henri, oui je vais bien et toi ?
– Oh, moi ça va toujours, ma femme et mon bétail aussi.
– C’est sympa de mettre ta femme avec tes vaches !
– Tu sais, l’avantage des vaches, c’est qu’elles rapportent et qu’on peut les vendre, mais les vaches ne savent pas faire la cuisine et tenir le ménage, alors tu vois chacun a son utilité.
– Tu sais, je disais ça pour rigoler.
– Mais je sais bien, d’ailleurs tu n’as pas ces problèmes, tu es célibataire.
– Ah moi les femmes, je les vois seulement en peinture.
Pendant ce temps, la patronne avait préparé un café, l’artiste commençait toujours par un café. La porte de la taverne s’ouvrit et un homme entra, immédiatement salué par Henri et l’Artiste
– Salut Pierre, tu viens nous tenir compagnie ?
– Salut l’Artiste, salut Henri, patronne prépare un blanc sec pour ma soif.
– Du blanc sec ? Si tôt le matin ? Tu sais bien que c’est mauvais pour ta tête, après tu vois des fantômes !
– Ah tu vois des fantômes, questionne l’Artiste d’un air moqueur.
Pierre regarda l’Artiste dans les yeux, puis se tourna vers Henri.
– On peut lui raconter l’histoire ?
– On peut, on ne sait jamais, des fois que…
– Alors l’Artiste, écoute ce que je vais te raconter. Il y a quelques années, on avait fait une noce carabinée, ici même. On a fini tard dans la nuit. Je suis rentré pour aller chez moi, en empruntant l’ancienne ligne de chemin de fer. Je marchais depuis quelques minutes quand j’ai vu venir vers moi, un homme avec une lanterne allumée, tu sais un peu avant le tunnel éboulé qui se trouve en-dessus de la maison où tu habites. Ce n’est pas habituel, mais j’ai d’abord pensé qu’il s’agissait d’un promeneur, un admirateur du ciel nocturne où je ne sais quoi, et qu’il avait une lanterne pour éclairer son chemin. Une lampe de poche aurait été plus pratique. Quand il est arrivé à ma hauteur, il m’a regardé dans les yeux et je pensais qu’il allait me dire quelque chose. La lanterne n’éclairait pas beaucoup, mais ses yeux brillaient étrangement, il m’a semblé qu’il avait des larmes dans les yeux. Je n’arrivais pas à prononcer un mot, je n’ai pas la réputation d’un trouillard, mais j’étais figé devant ce personnage. Il n’a rien dit et il est reparti. Je l’ai suivi du regard et quelques secondes après il a disparu, il n’y avait plus de bonhomme, disparu ! Sur le moment je me suis dit que le vin m’avait donné des hallucinations et je suis rentré chez moi, encore tout retourné.
Pierre s’arrêta un instant, visiblement nerveux, regarda Henri et repartit dans son récit.
– Le lendemain, j’ai causé avec mon voisin le père Léon. On a parlé de la pluie et du beau temps, puis j’ai parlé de ma rencontre avec l’homme à la lanterne. Il m’a regardé d’un air surpris et il m’a dit : « Toi aussi ? ». J’étais de plus en plus intrigué et lui demandai de m’en dire plus. Il me raconta alors son histoire, mais avant il me parla d’un fait qui s’était passé il y a longtemps. En 1880, un employé du train avait la charge de contrôler tous les jours l’état de la voie, jusqu’à la gare suivante. Un matin, il partit faire son travail avec sa lanterne, il en avait besoin dans le tunnel. L’a-t-il mal fait ? La malchance joua-t-elle contre lui ? On ne le saura jamais. Il fut établi qu’une des pièces servant à maintenir le rail en place était brisée. Quand le train arriva, le rail s’écarta et le train dérailla. Malheureusement, la voie était au bord de la petite gorge d’une trentaine de mètres de profondeur, qui se trouve juste après la sortie du tunnel. Emporté par l’élan, le train alla s’écraser au fond de la gorge. Il y eut dix morts, tous les passagers du train, et comble de malheur, le fils de l’employé se trouvait dans le train, il se rendait à l’école du village voisin.
– Je me souviens vaguement de cette histoire, mon père m’en avait parlé, mon grand-père avait travaillé comme mécanicien sur les locomotives, souligna l’Artiste.
– Tout le monde vit dans l’employé le coupable idéal, malgré le fait qu’il avait perdu son fils dans l’accident. De plus, le soir avant il avait passablement bu à la taverne, tous les bourgeois se sont bien empressés de le souligner. Les gendarmes l’interrogèrent, il certifia qu’il avait fait son travail consciencieusement et qu’il n’avait rien vu d’anormal. Il fut mis en prison en attendant de futurs interrogatoires, on ne le laissa pas même sortir pour l’enterrement de son fils. Un matin, on le trouva pendu dans sa cellule. Le présumé coupable étant mort, on ne chercha pas plus loin.
– Et quel rapport avec ton histoire de fantôme ?
– En bien, lors de ma conversation avec Léon, il m’affirma que je n’étais pas le seul à avoir vu l’homme à la lanterne, lui-même l’a vu. Il revient sur les lieux avec sa lanterne, il revient inspecter la voie, c’est toujours là qu’on le rencontre. Encore plus bizarre, chacune de ses apparitions semble annoncer un événement tragique. Quand il est apparu à Léon, ce dernier en rentrant à la maison a trouvé sa femme morte dans la cuisine. Dans mon cas, il se produisit aussi quelque chose après ma rencontre avec lui, mon fils se tua dans un accident de voiture deux jours après. Léon me raconta aussi qu’il avait entendu parler d’un homme qui fut tué accidentellement par un chasseur. Il avait raconté à sa femme qu’il avait aussi vu un homme avec une lanterne.
– Alors il n’apparaît qu’à ceux à qui il va arriver quelque chose ? demanda l’Artiste.
– Il semblerait que oui, mais bien sûr on ne sait pas combien l’ont vu, et combien sont morts après l’avoir vu. Mais le fait est que dans la région tout le monde a entendu parler de cette histoire et tout le monde y croit.
– Eh bien, j’éviterai de me promener le long de l’ancienne voie, du reste je n’ai pas besoin de la suivre pour rentrer chez toi.
– Pour sûr, il ne viendra pas frapper à ta porte.
– Allez, on se boit un coup, cela sera plus gai et puis je l’offre avec plaisir.
Un mois passa, un matin Henri entra dans la taverne, l’air agité. Pierre qui se trouvait déjà attablé, le regarda d’un air intrigué.
– Eh bien, ça n’a pas l’air d’aller fort ce matin, des problèmes ?
– Ah si tu savais. Tu te rappelles, hier on parlait de l’Artiste et on s’était dit qu’il y avait trois jours qu’on ne l’avait pas vu ?
– Oui en effet.
– Avant de venir ce matin, je suis passé chez lui pour voir si tout allait bien, je l’ai trouvé mort dans son atelier. Le plus terrible…
Il s’interrompit n’osant raconter la suite, puis il reprit après un moment d’hésitation.
– Sur son chevalet, il y avait une peinture… elle représentait un homme avec une lanterne !