*****
Quand je serai grand, je voudrais être chef de gare! En étant enfant c’est une question que l’on peut nous poser, tout en y apportant une réponse adéquate. J’avais des idées moins préconçues et j’aurais pu dire que je voulais être con, ce qui m’aurait ouvert une voie royale sans trop d’effort. Certaines mauvaises langues diront que j’ai bien réussi! Les plus chanceux sont parvenus à concrétiser un rêve d’enfant qui touche aux métiers et arrivent à le concrétiser. Mais sont-ils plus heureux? Je n’en sais rien, bien que la plupart vous diront que oui. Nous allons parler d’un personnage coloré, un bonhomme qui n’a pas réussi là où il voulait aller, mais qui transforme cet échec en une sorte de poésie qui rejoint l’art brut. J’ai toujours eu une certaine sympathie pour les personnages un peu décalés, gentiment borderline, qui hissent ce qui nous semble puéril à la hauteur d’une institution. Je ne l’ai jamais vu, ni rencontré, mais il va bien au-delà de ce que je pouvais imaginer. Il s’appelle Martial, il y a presque une quarantaine d’années, il a acquis une certaine célébrité faite d’avis divergents, du côté de Lausanne la ville olympique suisse. Il voulait devenir chauffeur de bus, sa passion depuis toujours. Souffrant d’un trouble de la personnalité, il ne peut y parvenir. Alors, il s’inventa un monde où il devint conducteur dans un décor réel qu’il organise avec une précision millimétrique. Bricoleur, à l’aide de matériel de récupération, il se construit une série de petits véhicules qui lui tiennent lieu de vrais bus et qui ont le parfait équipement avec lequel un vrai chauffeur conduit son bus. Mais il ne s’amuse pas avec dans son jardin, il va réellement déambuler dans les rues de Lausanne sous l’oeil étonné des passants. Il suit des lignes imaginaires, s’arrête pour charger ou vendre des billets à des passager fictifs, simule tous les bruits du véhicule, sans louper la moindre détail. Suscitant ironie ou bienveillance, parfois même de l’admiration, il va dans les rues de la ville à la poursuite de son rêve.
En 1983, le cinéaste Michel Etter lui consacre un documentaire de 18 minutes où il suit le personnage, le filme, l’interroge, l’écoute. Martial plaide habilement sa différence, se raconte sans ambages, explique ce qu’il est et pourquoi il l’est, avec une philosophie accessible à tous. Le film connaît un certain retentissement qui dépasse largement les frontières de la Suisse. On parle d’un sujet à la Godard, même Le Monde lui consacre un article enthousiaste. Il est primé au festival du film documentaire de Nyon. La télévision suisse est rabrouée pour ne pas l’avoir diffusé, alors que la télévision française l’a fait avec bonheur.
En 1986, il est interné dans un hôpital psychiatrique. La presse prend vigoureusement fait et cause pour lui, elle considère que cet internement est arbitraire. Une polémique s’installe et la psychiatrie est quelque peu malmenée, ainsi que les autorités qui ont décidé cet internement. On parle de méthodes à la russe. La seule chose que l’on peut reprocher à Martial, c’est d’avoir parfois eu des accès de colère quand on se paye un peu trop de sa poire. Toute la question est là, un marginal a-t-il le droit d’être marginal sans que l’on s’en prenne à sa marginalité? Un ancien docteur en psychiatrie, Barthold Bierens de Haan, prend énergiquement sa défense en critiquant ouvertement ses collègues et mettant en avant leur toute puissance et leur arbitraire. Il a lui-même quitté la branche et met en doute cette science par trop insaisissable. Pour se rattraper, la télévision suisse lui consacre un reportage d’enquêtes dans lequel il apparaît en clair que personne ne veut prendre ses responsabilités. On retrouve un Martial sans bus dans la vie de tous les jours, il est doué d’un sens de la comédie très développé et il est un très bon imitateur. Les protagonistes interrogés, se réfugient derrière le secret de l’enquête, une manière bien facile de ne pas répondre à certaines questions embarrassantes. On peut comprendre qu’une affaire de meurtre où il y a dix suspects et 25 complices potentiels exige une certaine discrétion, mais pour un homme qui conduit un bus imaginaire dans les rues de la ville, on se demande bien où se trouve cette terrible menace qui pèse sous le ciel de Lausanne. On imagine le mariage de Coluche et Le Luron débarquant à Lausanne, on aurait fait appel à l’armée! Un avocat, ému par ce cas, prend bénévolement sa défense et exige des réponses, lui peut avoir accès au dossier. Une séance est prévue avec le juge, les psychiatres chargés de Martial ne viennent pas et se contentent d’un téléphone. Martial est relâché mais doit suivre un traitement. Secoué par l’histoire, il hésite à reprendre ses activités. Le docteur qui l’a défendu a trouvé une solution. Martial a pu acheter un vrai bus destiné à être mis au rebut pour une somme modique. Le docteur lui a offert un coin de terrain pour le poser, il peut ainsi s’inventer de nouveaux parcours imaginaires sans déranger personne. La roue a ‘tourné, Martial vit toujours, il ne conduit plus de bus imaginaires, mais il a laissé quelques traces. On connaît son nom dans bien des endroits, le New York Times a parlé de lui, le musée de l’Art Brut expose ses réalisations, une pièce de théâtre toute récente lui a été consacrée, il y a même un imitateur qui a repris pour un temps ses déambulations dans Lausanne. Pas mal pour un marginal qui a inventé un monde qui n’existe que dans sa tête…
Voici ce documentaire de 1983.
Bonjour M. Boss,
Fabuleuse et émouvante histoire, l’imaginaire a enrichi le monde depuis l’antiquité, Martial dit « l’homme Bus » en fait partie, tout comme le facteur Cheval…, la société est trop formatée, ..qui a le droit de s’en prendre à ces gens dont l’imaginaire foisonne, ils ne font de mal à personne, au contraire ils nous éclairent sur une autre vision de la vie.
La musique sert à ça également, pour s’évader……
Bonne fin de semaine
cooldan
Hello Cooldan,
Martial le dit bien dans le reportage, celui lui aide à supporter la vie, c’est son échappatoire. mais bon il y en a qui préfèrent que quelqu’un pète les plombs et tue des personnes. Quand on est soldat on veut nous transformer en machines à tuer, je me demande si c’est mieux ? Je ne crois pas, mais là personne ne veut vous mettre dans un asile, on vous décorera éventuellement.
Quel monde absurde !
Bon week-end
Bonjour Messieurs,
Eh oui, quant on dépasse la ligne jaune de la « normalité », on se fait taxer de joyeux illuminé ou de dangereux mégalomane fou à lier.
Mais ce monsieur ne dérange en rien ces contemporains. Certes, il déambule dans la ville mais s’il n’agresse personne par ces facéties, où est le mal ? D’autres diront que si on tolère un tel comportement, c’est la porte ouverte à tous les genres de conduite. On tourne en rond.
Bon WE. Peter.
Hello Peter,
Ah ça oui, on tourne en rond. Mais en fait le monde ne tourne pas très rond. Dans le cas de Marial, je ne pense pas que tout le monde a voulu conduire un bus imaginaire suite à son idée. Heureusement, les artistes comme souvent ont rattrapé la chose en considérant que c’était une forme d’art. Je crois que quelque part, ils ont raison.
Bon week-end
Bonjour Mr Boss,
Les artistes ou tout autre créateur, ont été souvent au départ confrontés à la risée ou au mépris des gens de leur entourage. Ils se sentent incompris.
Tenez les peintres « impressionnistes » : dès leur premier salon, dans les années 1870, ils ont essuyé une critique redoutable qui les traitait alors « d’aimables barbouilleurs » puisque ils ne suivaient pas le style du Classicisme d’autrefois.. Cent ans plus tard, ces artistes, morts misérablement pour certains, sont reconnus à la mesure de leurs talents et leurs œuvres s’arrachent à des millions d’euros chacune. Les inventeurs ont eut eux aussi parfois leur moment de solitude…Le génie est parfois mal récompensé du vivant de son créateur et ceux qui en récoltent les bienfaits ne sont pas toujours des philanthropes ! Hélas !
Bon WE. Peter.
Hello Peter,
Pour les impressionnistes c’est absolument vrai. On a besoin d’un peu de douce folie pour créer de nouveaux courants artistiques ou autres. J’imagine qu’il n’y a pas vraiment de limites, sauf celle que l’on voudrait bien nous imposer. Comme je le dis, il faut regarder ce que font les autres et faire autrement.
Bon dimanche