En passant

Voyage début de siècle (29)

Cécile de Rodt (1855 – 1929) est une voyageuse suisse qui entreprit un tour du monde en 1901. A cette époque, le monde peut sembler encore quelque chose d’un peu mystérieux d’autant plus que certains pays sont géographiquement très lointains. Ce n’est pas une aventurière, elle ne va pas se battre contre les Indiens, mais plutôt jouer à la touriste. A la suite de son voyage paraitra un livre publiée en 1904 qui contient des centaines de photos. De quoi se faire une idée de ce à quoi ressemblait le monde au début du 20ème siècle.

Découverte du Japon

La découverte du Japon pour une occidentale n’est pas sans surprises. Le fait religieux n’est le moindre. Passer d’une religion chrétienne avec ses dérivés, les croyances hawaïennes, pour arriver au bouddhisme et à sa philosophie, demande un effort de curiosité et la volonté de comprendre. Notre voyageuse a tout cela dans ses bagages et est prête a peaufiner ses connaissances. C’est même par Bouddha qu’elle débute son récit japonais.

De la station Kamakoura, des jinrikishas (voiture tirée par un homme) — nous étions déjà tout à fait familiarisés avec ce genre de locomotion — nous conduisirent au temple du Daiboutsou, la colossale statue en bronze de Bouddha.J’ai vu en Asie d’innombrables images de ce dieu, mais aucune m’a fait une impression si profonde. C’est une figure éminemment orientale. Les longs yeux fendus en amande, aux pupilles d’or, fermés à demi, semblent prêts à s’ouvrir; les plis douloureux de la bouche, les mains qui retombent négligemment, expriment la paix chèrement acquise, le renoncement à toute passion humaine, à tout désir profane.
«Les biens du monde sont-ils perdus pour toi? Ne te lamente pas; qu’importe! As-tu gagné un monde, au contraire? Ne t’en réjouis point; cela n’en vaut pas la peine,»
Le socle du Daiboutsou est une fleur de lotus épanouie, symbole de la force purificatrice et divine, car, «de même que le lotus surgit, pure, du limon, ainsi l’âme, par sa volonté et son ardent désir, s’élance hors du bourbier terrestre vers les sphères supérieures, et, parvenue à la vertu suprême, entre comme Bouddha dans le séjour bienheureux du Nirwâna. L’image de Bouddha sortant d’une fleur de lotus est l’expression de cette idée.»
Le Daiboutsou date, dit-on, de l’an 1252 et pèse 9000 quintaux. Il mesure 15 mètres de hauteur; ses oreilles en ont 2 de longueur; le diamètre de la bosse de la sagesse au milieu du front est de 72 centimètres; celui de chacune des 830 boucles d’argent qui ornent sa tête de 33 centimètres. Un bosquet de pins sombres derrière la statue en fait admirablement ressortir le ton gris argenté. Les mêmes conifères, des cryptomérias — matsou au Japon— ombragent la large allée qui conduit au Daiboutsou. Le chant des cigales répandues sur les branches, vibre dans l’air, monotone et prolongé. J’ai souvent, dans la suite, entendu la cigale géante du Japon, et chaque fois ces sons évoquaient en moi la face résignée du Daiboutsou de Kamakoura.

Non loin de là s’élève le temple de Kwanon, déesse de la charité. De chaque côté du portique se tiennent d’horribles idoles rouges, des Ni-o, couvertes de boulettes de papier mâché. A ma grande surprise, je vis des fidèles en cracher sur le visage du dieu. C’est leur façon de présenter leurs requêtes. Si la supplique
demeure collée au Ni-o, le quémandeur s’en va satisfait; il sera exaucé. Au fond, dans une sombre niche, la statue de Kwanon, dorée, géante, se dresse, entourée d’une auréole, pareille à Marie, la reine du ciel. Deux lanternes accrochées à des cordes éclairent d’une lueur falote l’image de la déesse, qui semble croître dans l’ombre. Cette figure colossale est l’emblème de la grande âme de la charitable Kwanon. Lorsque celle-ci fut assez pure pour entrer dans le Nirwâna, asile de l’oubli bienheureux, elle y renonça, préférant demeurer sur la terre où les supplications de l’humanité souffrante parviendraient encore à ses oreilles, et où elle pourrait toujours tendre aux malheureux une main secourable. C’est pourquoi, symbole touchant, Kwanon, divinité miséricordieuse, a mille mains.
Notre guide nous presse d’avancer. Nous arrivons bientôt au bord de la mer, le long de laquelle nos jinrikishas courent les unes derrière les autres. En prévision de la longueur de l’étape, nos petits indigènes se sont adjoints chacun un compagnon, qui pousse le véhicule. En tête de la bande, le pasteur J. que son attelage, à raison de sa corpulence, n’a pas tardé à surnommer Daiboutsou.
A la file indienne, ses cinq femmes, comme il nous appelle en plaisantant — son épouse, l’amie de celle-ci, Mlle G., une Anglaise, sa fille et moi — le suivent. Les conducteurs de jinrikishas courent, infatigables. De temps en temps on échange sur le paysage, en criant aussi fort que l’on peut, quelque remarque qui se perd dans le fracas de la mer, le grincement des roues sur le sable et le caquet des boys. Ceux-ci qui ont des poumons à toute épreuve réussissent à bavarder entre eux, tout en galopant.

Notre silence forcé ne nous empêcha pas de jouir de notre première course en jinrikisha. Tout est nouveau, intéressant: les enfants, si petits, si mignons, les femmes coquettement parées qui trottinent sur leurs sandales de bois aux talons élevés, les villages proprets avec leurs maisons transparentes qui permettent aux regards de plonger jusque dans l’intimité de la famille. Oh! ce premier jour au Japon! Il est resté dans ma mémoire, intact et pur, comme un conte très beau dont je voudrais toujours garder le souvenir. Car en pénétrant plus avant dans le pays et dans la vie des indigènes, on n’aperçoit que trop le contraste attristant entre le décor extérieur et la réalité.
Nous arrivons plus vite que nous n’aurions désiré à Koshigoe, petit village de pêcheurs. Des enfants nus se chauffent au soleil sur la grève; d’autres, dans le même costume paradisiaque, courent dans les rues du village annoncer, à grands cris, notre arrivée au prochain tea-house. Après avoir goûté notre premier cha (thé) japonais, nous abandonnons nos équipages pour nous diriger, en pataugeant dans le sable profond, vers un pont de bois branlant qui, à marée haute, relie l’île rocheuse d’Enoshina à la côte.

A suivre

Sources : Wikipédia, B.N.F, DP

En passant

Voyage début de siècle (28)

Cécile de Rodt (1855 – 1929) est une voyageuse suisse qui entreprit un tour du monde en 1901. A cette époque, le monde peut sembler encore quelque chose d’un peu mystérieux d’autant plus que certains pays sont géographiquement très lointains. Ce n’est pas une aventurière, elle ne va pas se battre contre les Indiens, mais plutôt jouer à la touriste. A la suite de son voyage paraitra un livre publiée en 1904 qui contient des centaines de photos. De quoi se faire une idée de ce à quoi ressemblait le monde au début du 20ème siècle.

Vers le Japon et premiers contacts.

Aller depuis Hawaï au Japon représente environ une distance de 6000 kilomètres. Cela implique quelques jours de voyage en bateau si tout va bien. C’est le cas pour notre voyageuse, elle précise que le voyage dura 9 jours. Le changement sera total arrivé sur place. Aux USA et dans une moindre mesure à Hawaï, on trouve encore des gens qui nous ressemblent physiquement et culturellement. Le Japon, c’est un monde qui répond à d’autres valeurs, il a ses propres règles, les habitants sont autant différents physiquement que dans leur comportement. C’est ce que nous allons voir dans les chapitres suivants.

Le voyage de Honoloulou à Yokohama, sur l’élégant steamer l’América Marou, s’effectua sans le moindre incident La seule chose extraordinaire qui nous arriva fut que, nous étant endormis le 22 août, nous ne nous réveillâmes que le 24, perdant ainsi, sans aucun espoir de le retrouver, un jour de notre existence. Ceci s’explique facilement. Depuis mon départ de Berne, j’avais voyagé continuellement du côté de l’ouest, dans la direction de la course du soleil; les jours augmentaient donc de quatre minutes chaque fois que nous passions un degré, et chaque jour l’heure de midi frappait un peu plus tard. A NewYork, nous étions en retard de trois heures sur Berne; à San-Francisco de huit heures. Entre cette dernière ville et Honoloulou, le navire franchit le 180e méridien. Il est d’usage à ce moment de faire un petit changement dans le calendrier du bord, afin de ne pas courir le risque d’arriver en Europe avec un jour de retard. Lorsque l’on fait le trajet en sens inverse, c’est-à-dire qu’on va du Japon en Amérique, on conserve la même date pendant 48 heures. C’est grâce à cette circonstance — on s’en souvient — que l’honorable Philéas Fogg, le héros de Jules Verne, gagna, à la dernière minute, son pari.

Lorsque je me réveillai de bon matin, le neuvième jour de notre voyage, le bleu du ciel et de la mer avaient des reflets chatoyants d’un rose doré. A l’horizon, la côte du Japon dessinait sa sombre ligne de montagnes. Nous entrons lentement dans le port, où mille embarcations évoluent, fourmillement pittoresque et bariolé. Tout est nouveau pour moi: les sampangs, gracieuses chaloupes japonaises avec leur équipage de rameurs adroits et légers, les jonques chinoises à la grande voile plissée et, sur le rivage, les amusantes silhouettes des jinrikishas. Pendant la traversée, mes amis de Hawaï m’avaient souvent parlé des jinrikishas, petits véhicules légers à deux roues, sans lesquels on ne peut se représenter le Japon.
– On ne me fera pas monter là-dedans, m’écriai-je, en voyant ces charrettes traînées par des hommes.

Le pasteur J. aussi estimait acte dégradant de se faire transporter par ses semblables. Quant aux deux dames, elles regardaient, sans mot dire, le long chemin à parcourir sous un soleil ardent pour arriver à l’hôtel. Les kurumajas, appelés aussi jinrikisha-boys, les pressaient de monter. Tout-à-coup, nous les vîmes partir au trot de leur attelage à deux jambes. M. J. et moi, nous nous regardions déconcertés. — «Pourquoi pas? après tout!» Deux des petits chars nous avaient suivis; leurs conducteurs comptaient bien que nous changerions d’avis. Je ne sais comment cela se fit: sans nous consulter, nous y grimpâmes chacun de notre côté, et partîmes en riant le long du Bund, le grand boulevard de la capitale, pour gagner notre hôtel.

Une heure plus tard nous étions en chemin de fer, en route pour Kamakoura. Dès l’arrivée je suis frappée du contraste entre le pays dont je viens, l’Amérique, où tout prend des proportions colossales, et cette île de Nippon avec ses gens et ses choses en miniature. Les wagons petits, bas, avec portes et fenêtres étroites, sont d’une propreté minutieuse. Le pays entier est sillonné de voies ferrées établies par l’industrie des Japonais qui, depuis 1870, construisent eux-mêmesles wagons et les rails, dressent les plans des lignes nouvelles et remplissent les fonctions de mécaniciens et de conducteurs. Lorsque les Européens posèrent la première voie ferrée entre Tokio et Yokohama, les habiles habitants de Nippon les regardèrent faire, puis, lorsqu’ils eurent vu comment l’on s’y prend, ils évincèrent les initiateurs et établirent eux-mêmes leurs chemins de fer. Les salles d’attente pour les trois classes, où l’on trouve les principaux journaux du jour, ont été faites sur le modèle des nôtres, mais en petit. Les wagons ne sont accessibles qu’au signal donné par une cloche. Ce moment est le seul où j’ai vu les Japonais se départir de leur excessive politesse. Ils se pressent, se bousculent, se poussent, chacun voulant arriver le premier. Il a certainement fallu de nombreuses et dures expériences pour apprendre aux Nippons que les trains n’attendent pas; car, en Orient, le temps n’a pas la moindre valeur et ne joue aucun rôle. Les Hindous, eux, s’y prennent autrement: sans s’inquiéter de l’horaire, ils se rendent, au moment qui leur convient, avec armes et bagages à la station, s’y établissent et attendent patiemment l’arrivée du train trois heures, quatre heures, parfois même un jour entier.

Les restaurants sont encore inconnus dans les gares du Japon, mais à chaque station on peut acheter pour quelques sen (1 sen = 21/2 centimes) d’appétissantes boîtes en bois blanc où l’on trouve une serviette de papier, deux baguettes et une cuiller de bois dont on se sert pour manger le contenu de la boîte: fruits confits, poissons salés, une racine quelconque et une portion de riz, blanc comme la neige. Partout, on trouve à bas prix d’excellente bière en bouteilles fabriquée d’après la méthode allemande, de la limonade, de l’eau glacée et, cela va sans dire, du thé.
La contrée à travers laquelle nous courons est ravissante; tout y témoigne de la plus grande activité. Les plantations de riz d’un vert tendre alternent avec les champs de haricots, de maïs, de pois, de patates douces aux feuilles pareilles à nos liserons. Le moindre coin est utilisé. Les Japonais sont passés maîtres dans l’art de cultiver la terre; ils ne lui ménagent ni les soins ni les engrais. Se promener dans les champs, le bon matin, est pour l’odorat un plaisir douteux.

A suivre

Sources : Wikipédia, B.N.F, DP