En passant

Voyage début de siècle (11)

Cécile de Rodt (1855 – 1929) est une voyageuse suisse qui entreprit un tour du monde en 1901. A cette époque, le monde peut sembler encore quelque chose d’un peu mystérieux d’autant plus que certains pays sont géographiquement très lointains. Ce n’est pas une aventurière, elle ne va pas se battre contre les Indiens, mais plutôt jouer à la touriste. A la suite de son voyage paraitra un livre publiée en 1904 qui contient des centaines de photos. De quoi se faire une idée de ce à quoi ressemblait le monde au début du 20ème siècle.

Yellowstone

Vers la fin du séjour à Yellowstone et une grosse frayeur.
Le 28 juin nous allâmes contempler un volcan de boue. Cette éruption de vase nauséabonde est aussi désagréable à la vue qu’à l’odorat. Un cratère d’une profondeur de six mètres déverse continuellement, par saccades plus ou moins fortes, sa masse visqueuse d’un gris de plomb.
Après un spectacle aussi peu attrayant, on ressent un véritable bien-être en arrivant à Hayden Valley, ravissante vallée, la plus belle du Yellowstone, qui forme avec l’étape précédente le contraste le plus complet. Son nom immortalise le souvenir du docteur F.-V. Hayden, géologue distingué qui, le premier, eut l’idée de faire de cette région merveilleuse un parc national.

Laissant nos voitures nous descendons, par un sentier escarpé, jusqu’aux cascades du Yellowstone. Cette rivière sort du lac à son extrémité septentrionale et se jette dans le canon par une succession de chutes grandioses. La vue d’ensemble dont j’ai joui depuis l’hôtel Canon est incomparablement belle. Il faut, pour arriver aux principaux points de vue, Point Lookout et Inspiration Point, longer la cluse où le Yellowstone a creusé son lit. Nous allâmes nous poster d’abord sur les roches surplombantes de Lookout. A notre droite, le torrent sauvage fait un saut impétueux et gigantesque de 120 mètres, entre les parois perpendiculaires de la gorge. Sa nappe, unie et brillante comme une plaque d’argent, se transforme dans l’abîme, où elle tombe de tout son poids, en une masse furieuse qui roule ses eaux écumantes à travers le sombre canon. On croit entendre, chose impossible cependant à cause de la distance, le mugissement des flots tumultueux qui se livrent, là au fond, un combat acharné. Ayant jeté une pierre dans l’abîme, ce n’est qu’au bout de plusieurs secondes que je perçus le choc sourd du caillou rebondissant sur les roches.

Sur les arêtes, des pins détachent dans le ciel clair leurs gracieuses silhouettes. Cette végétation sombre fait ressortir plus vigoureusement la coloration étrange des gorges. Quels sont les habitants de cette admirable et sauvage contrée? Le roi des oiseaux a élu domicile dans cette somptueuse demeure; en ce moment il décrit des cercles majestueux pour se rapprocher de son aire, construite sur une crête audacieuse. A l’aide de jumelles, je plonge dans le nid; je puis voir la femelle quitter ses œufs et, s’élevant dans les airs avec son compagnon, voler du côté du soleil couchant. Pendant leur absence, aucune main barbare ne touchera à la progéniture des aigles; aucune balle ne frappera les fiers animaux. Ils sont ici dans leur royaume; ils y règnent en souverains.

La voyageuse va rencontrer un animal qui existe dans le parc, mais qui est presque un souvenir en Suisse, l’ours. Il a aussi été un hôte dans son pays, mais de manière moindre. L’animal a besoin d’espace et de lieux où trouver de la nourriture, chose guère possible vu la géographie suisse, les localités assez proches l’une de l’autre laissent peu de territoires libres. La dernier ours en Suisse a été tué en 1904, presque au moment où se déroule son voyage.
Les ours jouissent des mêmes privilèges. Je vois d’ici mes lecteurs secouer la tête à l’ouïe de l’incident que je vais narrer et s’écrier: «A beau mentir qui vient de loin». Le premier jour déjà on nous avait raconté toutes sortes d’histoires à propos des ours grizzly du Parc National et de leur familiarité. L’ours gris (ursus horribilis) appartient à l’espèce la plus grande et la plus féroce. Malgré cette réputation effrayante, on prétendait qu’il se laissait photographier; un mauvais plaisant affirmait même qu’en hiver on faisait coucher ces animaux dans l’hôtel. A dîner, quelques-uns de mes compagnons de voyage dirent qu’ils avaient rencontré dans la forêt un ours devant lequel ils s’étaient enfuis épouvantés. Comme cette histoire me laissait incrédule, on m’engagea à me rendre, entre huit heures et demie et neuf heures, sur un monticule situé derrière l’hôtel. J’y fus à l’heure dite et, blottie dans un buisson de sauge, j’attendis. Il y avait, au pied de mon observatoire, un fossé rempli de boîtes de conserves vides et de débris de cuisine. C’est là que, chaque soir, les ours viennent chercher un supplément de pâture. Je scrutais l’horizon depuis longtemps, lasse d’attendre, j’allais rentrer bredouille, lorsque, tout à coup, je vis quelque chose remuer sur la colline voisine et, l’un après l’autre, trois grands ours sortirent du fourré. A la clarté de la lune, ils me parurent immenses. Sans regarder ni à droite ni à gauche, ils s’avançaient de mon côté; bientôt j’entendis le cliquetis des boîtes en fer-blanc, parmi lesquelles les énormes fauves furetaient avec avidité. Un instant après, un ours plus petit fit son apparition et, tandis que les trois premiers s’en allaient rassasiés, trois oursons arrivèrent encore. Les énormes bêtes, au pelage brun-gris, poussèrent ensemble un grognement, ce qui est sans doute leur manière de se saluer. Ils ne m’avaient pas aperçue dans le buisson où j’étais couchée, haletante. La nuit était venue; une épouvante irraisonnée, plus forte que ma volonté, s’empara de moi et, comme poursuivie par des furies, je m’enfuis vers l’hôtel.

A suivre

Sources : Wikipédia, B.N.F, DP

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