Noël à la manière de Paul

!!! JOYEUX NOËL !!!

Pour changer un peu, une conte de Noël inédit que j’ai écrit spécialement pour vous.

Une bise froide soufflait sur la ville faisant voltiger quelques flocons de neige qui peinaient à se poser sur le sol. Cette veille de Noël 2005 ressemblait à toutes les autres, des gens pressés s’agitaient, portant des paquets qui devaient contenir de probables cadeaux. A leurs regards, on devinait une indifférence à peine bienveillante envers les autres passants. La fête promettait d’être belle, mais c’était la leur, pas celle des autres.
Un homme élégamment vêtu déambulait d’un pas tranquille. Son visage un peu ridé ne manquait pas de laisser deviner une beauté passée, encore présente malgré les années. Son nez fin supportait de petites lunettes rondes, derrière lesquelles ses yeux gris contemplaient les gens qui passaient sans leur accorder plus qu’un bref regard. Il savait qu’il ne participerait à aucune fête, il n’était attendu nulle part, sauf dans un restaurant dans lequel il irait manger un bon repas, il n’ignorait pas qu’il était ouvert en cette nuit de réveillon. Mais l’attendait-on vraiment ?
Il s’enfila dans une petite et courte rue qu’il connaissait bien, car il y avait tenu une boutique d’art. Jadis, bien des peintres inconnus étaient devenus des grands noms grâce à lui. Il avait le don de deviner ce qui allait plaire en matière de tableaux. L’endroit existait toujours, il l’avait cédé à une personne digne de confiance, une des rares chez qui il avait décelé un don de dénicheur de talents. La mort de sa femme avait été le déclencheur de son envie de prendre sa retraite. Il savait qu’après son départ vers un ailleurs qu’il n’était pas trop pressé de rejoindre, rien ne serait plus comme avant. Quand il avait un doute en matière d’art, il lui arrivait rarement d’en avoir, son jugement confirmait ou non le sien. Il s’avéra plus d’une fois que ce qu’il estimait mauvais trouve grâce à ses yeux et devienne un futur chef d’œuvre. Elle était son ultime recours et décida qu’il ne pourrait se passer d’elle. Mais qu’importe, il n’était pas dans le besoin, son flair lui avait fait gagner une petite fortune, de quoi vivre très aisément sans regarder à la dépense.
Une des particularités de la rue était d’avoir encore deux ou trois filles qui exerçaient le plus vieux métier du monde. Bien qu’il ne fût pas client de leurs charmes, il les connaissait par leur nom, certaines étaient là depuis des années. Il avait une certaine affection pour elles, presque paternelle. Quand c’était la fête dans sa boutique et que les bonnes bouteilles s’alignaient fièrement entre deux tableaux couronnés d’avenir, il ne manquait pas de les inviter. Quelques jolies filles un peu délurées ne plombaient pas l’ambiance de la fête, d’autant plus que dans certaines circonstances, les compagnes des clients n’en étaient pas moins des filles de compagnie établies ailleurs à leur compte sous forme de filles d’escorte. Sans qu’on leur demande, elles avaient un certain respect pour lui, jamais de sous-entendus, jamais de paroles déplacées. Pour elles, il était Monsieur Paul.
Bien que ce soit la veille de Noël, il en aperçut deux qui attendaient le client, eh oui c’était presque un jour comme les autres.
– Joyeux Noël Mr Paul, lui dit en souriant la première qu’il croisa.
– Joyeux Noël Brigitte, vous êtes de service ce soir ?
– Il faut bien, peut-être certains vont me demander de leur tenir compagnie un moment.
Il sortit son portefeuille et donna quelques billets à Brigitte.
– Voici de quoi vous payer très largement pour un de vos services, jurez-moi quelque chose…
– Si je peux.
– Si vous faites un client, eh bien vous lui ferez payer un prix symbolique, vous lui direz que c’est un cadeau du père Noël. Ensuite vous resterez chez vous tranquillement, il fait trop froid pour rester à faire les cent pas dans la rue.
– Je vous promets de faire comme vous me le demandez, c’est vrai que le père Noël ne vient pas souvent chez moi, merci.
– Encore joyeux Noël !
Il s’éloigna vers la fille suivante, Odile, et lui fit faire exactement la même promesse, en lui remettant la même somme d’argent. Elle ajouta à l’intention de Mr Paul : « Depuis une heure, il y a au bout de la rue une fille que je ne connais pas, elle n’est jamais venue ici. Pour moi, elle doit essayer de faire du racolage ».
Il regarda dans la direction de la fille. Elle était immobile, plus loin dans la rue. Difficile depuis l’endroit où il était de se faire une idée précise de cette fille.
– Je vais essayer d’en savoir plus. Joyeux Noël Odile !
Il s’approcha de la fille avec l’air d’un homme à la recherche d’une aventure. Il pensait que la fille l’avait vu en train de discuter avec les deux prostituées, ce qui pouvait lui donner l’apparence d’un éventuel client. Il ralentit en arrivant à sa hauteur, il remarqua qu’elle était encore très jeune et plutôt jolie, il la fixa droit dans les yeux.
– Vous voulez faire l’amour ? demanda-t-elle avec un pauvre sourire.
– Quels sont vos tarifs et où m’emmenez-vous ?
– C’est 100 euros, mais on peut discuter le prix, je vous emmène chez moi.
– Vous m’avez bien peu l’air d’une professionnelle, pourquoi faites-vous cela ?
La fille regarda Mr Paul avec un air triste, l’air un peu gênée.
– j’ai besoin d’argent pour payer mon loyer, il me reste une semaine pour trouver 300 euros.
– Et vous faites quoi dans la vie à part chercher 300 euros ?
– Il y a six mois, mes parents sont morts dans un accident de voiture, ils ne m’ont rien laissé, j’ai dû arrêter mes études. Je suis venue en ville pour chercher du travail, mais je n’ai rien trouvé de vraiment intéressant.
– Et vous étudiez quoi ?
– Je faisais des études de linguistique.
Mr Paul réfléchit un moment sortit son portefeuille et dit :
– Je vais vous donner vos 300 euros, mais pas question que je touche à vos fesses, j’ai une dette envers les prostituées. Me feriez-vous le plaisir de venir partager mon repas dans le petit restaurant où je me rendais à l’instant ?
La fille regarda Mr Paul l’air très étonnée, elle se demanda un instant s’il n’avait pas le cerveau un peu dérangé ou si c’était un plaisantin. Mais non, il avait l’air sérieux et très sûr de lui, d’ailleurs il lui tendait des billets de banque en l’interrogeant du regard.
– Je veux bien vous accompagner, mais pourquoi faites-vous cela, pour un peu je vous prendrais pour le père Noël.
– Non je suis bien Mr Paul et je vous expliquerai pourquoi je fais cela en mangeant. Au fait comment vous appelez-vous ?
– Sylvie.
Ils partirent sans plus échanger un mot. La fille suivait sans se poser d’autres questions. Si elle avait un doute, il ne tarda pas à s’envoler, quand elle vit Mr Paul pénétrer dans un restaurant. C’est bien un repas qui l’attendait.
Visiblement quand il entra dans le restaurant, le personnel avait l’air de bien le connaître. Un homme qui devait être le patron s’approcha de lui en souriant.
– Salut Paul, j’espère que tu passeras une bonne soirée en notre compagnie, mademoiselle est avec toi ?
– Oui, c’est une invitée surprise que je n’attendais pas, mais installons-nous. Tu as réservé ma table habituelle ?
– Oui, comme d’habitude.
Ils s’installèrent et Mr Paul demanda ce qu’elle désirait boire en apéritif.
– Oh je n’ai pas l’habitude de boire l’apéritif, mais je veux bien faire une exception, un petit verre de vin blanc fera l’affaire.
Il commanda deux verres de vin et entama la discussion.
– Si cela vous convient nous mangerons pour commencer la terrine du patron, il la fait merveilleusement bien. Ensuite, nous entamerons une dinde aux truffes, puis nous passerons aux fromages et aux desserts. Pas d’objection ?
Sylvie eut un sourire, un vrai sourire, le premier de la soirée. Elle ne savait pas pourquoi, mais son inconnu suscitait une véritable curiosité en elle.
– Pas d’objection Mr Paul, je ne me souviens pas d’avoir mangé des truffes, mais cela doit être sûrement très bon.
– Arrêtez avec vos Mr Paul, appelez-moi Paul cela n’augmentera pas le prix de l’addition. Mais dites-moi, vous qui étudiez les langues, savez-vous parler et écrire parfaitement l’anglais ?
– Je crois que je peux dire oui sans mentir. Pour me faire un peu d’agent pendant mes études, j’ai traduit plusieurs brochures du français vers l’anglais, des brochures distribuées aux touristes qui visitent des lieux historiques.
– J’aurai peut-être un travail pour vous. Pour votre information, j’ai dirigé pendant de longues années une galerie d’art. Je suis en train d’écrire un livre qui raconte mes souvenirs. J’ai rencontré beaucoup d’artistes qui sont devenus, un peu grâce à moi, des personnes en vue dans le domaine de la peinture. J’ai un éditeur qui le publiera, mais je veux aussi l’éditer en anglais, car j’ai eu beaucoup de clients américains. Vous sentez-vous capable d’assumer cette tâche ?
– Ma foi, bien que je n’y connaisse rien en peinture, cela est dans le domaine du possible.
– Parfait nous en reparlerons, le livre est presque prêt, mais vous pouvez déjà commencer la traduction avec ce qui est déjà écrit. Vous serez largement payée pour votre peine.
– Merci Paul, ce sera certainement un plaisir de travailler pour vous.
L’apéritif arriva, puis ils dégustèrent le repas. Paul mena largement la discussion, racontant des souvenirs liés à son métier. Sylvie l’écouta d’un air très intéressé, il en avait des choses à raconter, et dire qu’elle se retrouvait à cette table pour avoir voulu faire la prostituée d’un soir. Enfin la tournure que prenaient les événements était très plaisante. Elle soupçonnait Paul d’être un personnage pas tout à fait comme les autres, elle en avait un aperçu, mais sans doute seulement un aperçu. Elle en apprit un peu plus quand le café fut servi, quand Paul narra un autre chapitre de son histoire.
– Quand je vous ai accosté tout à l’heure en train d’essayer de vous prostituer, je vous ai dit que j’avais une dette envers les prostituées, je vais vous expliquer pourquoi.
Il se tut un instant, à la recherche de ses souvenirs.
– Je suis sans doute né un peu avant Noël 1933, quand je dis sans doute, c’est que personne ne le sait. Je fus trouvé abandonné dans un couffin devant la porte d’un bordel le soir de Noël. Un petit mot m’accompagnait : « Je m’appelle Paul et je demande votre pitié car ma mère ne peut pas s’occuper de moi ».
Il regarda Sylvie avec un sourire mélangé de tristesse et de bonheur.
– Le soir de Noël le bordel était exceptionnellement fermé, c’était en quelque sorte la fête du personnel. Quelqu’un a entendu mes pleurs, c’est ainsi que l’on me découvrit sur le pas de porte. D’après ce que l’on m’a raconté, ce fut presque une fête, toutes les femmes présentes voulaient me prendre dans leurs bras. Certaines pleuraient de tristesse, d’autres de bonheur, même la taulière y alla de sa petite larme. On parla longuement afin de savoir ce que l’on allait faire de moi. Il apparut bien vite dans leurs esprits que c’était un signe du destin, qu’il fallait que je reste là. La taulière imagina un plan qui fonctionna à merveille. Il me fallait une mère officielle et surtout la complicité d’un médecin pour la déclarer. Elle avait dans ses connaissances un toubib pas trop regardant sur certaines choses, pourvu que le prix soit à la hauteur de son silence. Une nouvelle pensionnaire, que l’on n’avait pas encore trop vue, une prostituée enceinte dans un bordel cela ne passe pas inaperçu, accepta de devenir ma mère par procuration. C’est ainsi que Rolande Chambrier devint officiellement ma mère. On m’a raconté qu’il n’y eut pas trop besoin de lui forcer la main, elle accepta presque en faisant des sauts de joie. J’appris par la suite qu’elle avait été mariée et que son mari l’avait abandonnée parce qu’elle ne pouvait pas avoir d’enfant, ce fut une de ses revanches sur la vie. Elle n’eut pas à souffrir financièrement, car chacune participa à la layette, à la nourriture et à ma petite éducation. J’avais non pas une mère, mais une dizaine, qui toutes me souriaient et s’occupaient de moi. Quand j’entends quelqu’un dire que la mère de l’autre est une pute, il ne sait pas le bonheur que cela peut représenter pour moi.
Sylvie se taisait subjuguée par les paroles de Paul. Après un silence partagé de part et d’autre, elle osa une question :
– Et vous avez grandi dans une maison close ?
– Mais oui, j’ai fait mes premiers pas dans une maison close. Ma mère adoptive s’occupait de moi, tout le monde s’occupait de moi. Je n’ai en fait jamais songé que j’étais dans un bordel, tout cela me paraissait normal, je croyais que c’était une sorte de bistrot dans lequel les gens venaient boire, on buvait d’ailleurs beaucoup. Quand je voyais un couple entrer dans une chambre, je croyais qu’ils allaient écouter la radio, c’est aussi ce que l’on me disait. Ce n’est que plus tard, vers l’âge de neuf ans, que j’ai commencé à me douter de quelque chose. Je n’étais d’ailleurs plus là que pour les vacances.
– Pour les vacances ?
– Quand j’eus l’âge d’aller à l’école, la taulière m’envoya dans une école religieuse, qu’elle paya d’ailleurs en grande partie de sa poche. Je rentrais pour les fêtes et les vacances. Ma mère m’envoya quelquefois chez un de ses oncles qui était paysan dans le Cantal. Pendant la guerre j’adorais aller là-bas, on mangeait comme des rois, ce qui n’était pas le cas partout.
– La maison a continué d’être ouverte pendant la guerre ?
– Oui c’était ouvert, il y avait juste la clientèle qui changeait, une clientèle en uniforme.
– Et après la guerre ?
– A la fin de la guerre, j’allais sur mes douze ans, mais c’est surtout en 1946 que les choses ont changé, la fameuse fermeture. Mais n’allez pas croire que les choses tournèrent mal. Ma mère s’est mariée avec un de ses clients, un monsieur très bien, fraîchement veuf. Oui, cela arrive, en d’autres temps cela aurait été impossible, mais les dames devaient se recycler si on peut employer cette expression. Elle m’a fait comprendre la chose à sa manière, pour moi ce ne fut pas trop difficile car je trouvais ce monsieur plutôt sympathique. Il aimait ma mère et moi j’étais un peu ce fils qui avait été tué à la guerre. Ce qui ne gâchait rien, c’est qu’il était très aisé, il possédait une usine de textiles dans le Nord qu’il a vendue en prenant sa retraite. A son décès, il a légué une belle somme d’argent à ma mère, dont j’ai récupéré une bonne partie à sa mort. Ma mère est morte il y a quinze ans, elle avait 82 ans. Vous allez certainement me demander comment s’est passé la suite après 1946. C’est simple, j’ai fini mon école normale et j’ai étudié les arts, mon beau-père a payé toutes mes études. Mais vous avez sans doute encore une question à poser, si vous avez bien suivi, non ?
Sylvie rattrapa au vol le sourire de Paul et formula la question en espérant que ce soit la bonne.
– Comment avez-vous appris que votre mère n’était pas votre mère ?
– C’est bien la question que j’attendais, confirma Paul. Eh bien, les circonstances furent un peu particulières. En 1948, ma mère attrapa une infection après un refroidissement. On n’a jamais bien su ce que c’était, mais on a cru qu’elle allait mourir. A l’hôpital, elle me raconta cette partie d’elle que je ne connaissais pas. Je fus bouleversé d’apprendre qu’elle n’était pas ma mère, mais je n’ai rien dit qui la mette dans tous ses états. Je lui ai simplement dit que pour moi, je n’avais qu’une mère et que c’était elle. Après, en y réfléchissant bien, j’ai dû m’avouer que sans elle je ne sais pas ce que je serais devenu. Il n’était pas nécessaire de lui causer du mal, je devais accepter et fermer ma gueule. Par chance, elle surmonta son mal. Elle comprit un peu plus tard que pour moi rien n’avait changé, quand je lui ai demandé d’organiser un Noël avec toutes les anciennes du bordel qu’elle pourrait retrouver, je savais qu’elle avait gardé des contacts.
– Et cela arriva ?
– Oui le jour de Noël 1949, c’était en quelque sorte mon seizième anniversaire. Presque toutes celles qui m’avaient chouchouté étaient présentes, la taulière et son mari avaient également fait le déplacement. Le repas avait été organisé dans un atelier de l’usine à mon beau-père. Il avait interdit les cadeaux, mais il remit à chacune un foulard en soie avec des petits cœurs imprimés et une sorte de reconnaissance de dette sur laquelle il était spécifié que si l’une d’entre elles avait des problèmes, elle pouvait toujours venir le trouver, il verrait ce qu’il pourrait faire pour l’aider. De plus, si l’une cherchait du travail, il ferait tout son possible pour lui en trouver dans son usine. Ce fut pour moi un grand moment, ne pas connaître ma vraie mère et retrouver toutes celles qui pouvaient prétendre l’avoir été à un moment ou à un autre. Voyez-vous, cela fait plus de cinquante ans que cela s’est passé, mais c’est comme si c’était hier.
Sylvie crut voir quelques larmes dans les yeux de Paul, cela ne dura pas. Il prit un air sévère en la regardant doit dans les yeux.
– Maintenant écoutez-moi bien. Ce soir vous avez voulu vous prostituer, je comprends vos raisons et je ne veux pas vous juger. Comme vous avez pu le comprendre, j’ai fréquenté des prostituées une bonne partie de ma vie, mais je n’ai jamais été un client. Je les aime à ma manière, car je sais qu’elles ressemblent plus à des anges qu’à des diables. Le diable, c’est le client, enfin pas tous, mais beaucoup. Le pire, c’est celui qui vit de leurs charmes, celui-là c’est un moins que rien à mes yeux, j’ai quand même connu de très rares exceptions, le mari de la taulière en était une. Je vais encore vous faire une confidence. La maison où j’ai grandi existe toujours, elle est maintenant une maison résidentielle. L’entrée n’a pas changé, elle est pratiquement identique à celle de jadis, mais il n’y a plus de lanterne rouge. J’ai pris des dispositions pour quand je ne serai plus là. Je veux qu’on m’incinère et que l’on aille jeter discrètement mes cendres devant la maison sur le pas de porte. Ce sera ma manière de retourner une dernière fois dans cet endroit où j’ai connu des gens bien, chers à mon cœur. Maintenant, promettez-moi de ne jamais plus tenter de vous prostituer. Je vous donne presque un ordre.
Sylvie le regarda mais resta muette, mais Paul lut dans ses yeux son consentement. Il regarda son assiette vide, réfléchit un moment et continua :
– Je vais voir ce que je peux faire pour vous aider. Nous commencerons par la traduction du livre, ce sera un début. Dans les milieux de l’art nous avons besoin de personnes qui parlent les langues, surtout l’anglais. Nous avons beaucoup d’Américains, il faut aller les chercher à l’aéroport, les déposer à un hôtel, les amener dans les galeries, même les musées. On appelle cela des hôtesses, mais ce n’est pas péjoratif, ce sont des employées comme les autres. De plus, il ne faut pas trop qu’elles ressemblent à la fée Carabosse, un peu de charme les mets à l’aise. Avez-vous un permis de conduire ?
– Oui je l’ai passé l’an dernier, un peu avant la mort de mes parents, donc je peux conduire.
– Parfait, je vais faire des recherches, mais je crois que je connais une galerie qui cherche une personne comme vous. Au pire si ce n’est pas le cas, nous chercherons ailleurs. Retrouvons-nous ici après-demain dans la soirée, j’aurai sûrement des nouvelles. En attendant, je vais encore vous donner 200 euros, vous pourrez envisager de payer votre loyer et le reste c’est une avance sur la traduction. Vous voyez, vous ne pouvez plus reculer, vous me devez un certain nombre de mots anglais. Au fait, pour le livre que j’écris, je n’ai pas encore de titre définitif, auriez-vous une idée ?
Sylvie fut un peu surprise par la question. Cela lui parut bizarre qu’un homme comme lui cherche auprès d’une presque inconnue, une idée de titre pour un livre. Elle se mit à réfléchir et finalement répondit :
– L’Art des souvenirs, cela me parait bien.
Paul se mit à sourire.
– Bravo, c’est un des titres que j’avais envisagé, je crois que je vais l’adopter. Si nous buvions un petit coup de champagne pour fêter cela ?
– Oui je veux bien pour vous faire plaisir.
– Joyeux Noël Sylvie !
– Joyeux Noël Paul et merci !
– Ne me remerciez-pas, ce que vous ne savez pas encore, c’est que je vous ai trouvé là où il y a exactement 72 ans on m’a trouvé moi…

Buick et bas coutures – 1 – Coup de foudre –

Tout commence en 1957, j’ai sept ans. Mes parents sont encore très jeunes, moins de trente ans chacun. Mon père est professeur de mathématiques au collège de Casablanca, quand à ma mère elle est surveillante dans ce même collège. Si lui, né dans le Nord est plutôt discret, voir effacé, elle, originaire du Sud de la France est franchement extravertie.

Mes parents se sont connus à Bordeaux pendant leurs études que ma mère n’a pas terminées. Malgré leurs deux salaires modestes de début de carrière, ma mère ne lésine pas à la dépense et affiche des goûts de luxe. Les sorties sont très fréquentes, elle va chez le coiffeur et l’esthéticienne une fois par semaine, et elle arrive à entretenir une gouvernante française, on disait une bonne, qui s’occupe du ménage, de la cuisine, et de moi évidemment.

La contrepartie de ces dépenses est que nous habitons dans un appartement de trois pièces au rez-de-chaussée d’un immeuble d’une cité modeste, essentiellement occupé par des enseignants et des fonctionnaires français. L’espace est compté, une pièce principale qui tient lieu de salon et de salle à manger, une chambre pour mes parents et la seconde chambre pour la bonne et moi. Le matin, comme la salle de bain est occupée par les parents, la bonne me fait faire ma toilette debout dans l’évier de la cuisine dont la fenêtre donne, à ma plus grande gêne, sur le large trottoir-parking devant l’immeuble.

Nous sommes bien installés dans cette vie plutôt facile et agréable, mon père partage ses loisirs entre la pêche et les cartes entre amis, ma mère se passionne pour les revues de mode et de beauté et passe beaucoup de temps à se confectionner ses propres vêtements.

La guerre a amené au Maroc de nombreux militaires américains qui sont restés pour entretenir des bases en Afrique du Nord. L’une d’elle est installée sur l’aéroport de Nouasseur à une vingtaine de kilomètres de Casablanca. Ces militaires fréquentent volontiers les occidentaux du Maroc, ainsi mes parents se sont-ils liés d’amitié avec un capitaine de l’armée américaine et sa famille, les Darrymore.

Un jour nous sommes invités chez eux à Nouasseur et, en arrivant dans notre petite Fiat noire, ma mère repère sur le parking de la base une grosse décapotable bleue et blanche. Elle nous fait faire un petit détour pour jeter un coup d’œil sur cette voiture que je trouve bien poussiéreuse et je l’entends dire à mon père, « mon rêve ! ».

Il lui répond qu’il leur faudrait faire un autre métier plus rémunérateur pour pouvoir s’en payer une et la conversation s’arrête là. En fin d’après midi, en repartant, ma mère nous entraîne à nouveau pour regarder cette voiture et je peux lire dessus qu’il s’agit d’une Buick. C’est vrai qu’elle est sacrément plus impressionnante que notre Fiat et qu’il doit être chouette de se promener sans toit au-dessus de la tête.

Environ un mois et demi plus tard, nous sommes de nouveau en visite chez les Darrymore et, en arrivant, la grosse voiture est à la même place, encore plus poussiéreuse que la dernière fois. Ma mère la voit tout de suite et fait remarquer qu’elle ne semble pas avoir bougé. Cette fois encore nous avons droit au détour pour la regarder et pendant le déjeuner ma mère questionne les Darrymore sur cette merveille qui semble abandonnée.

Effectivement, Monsieur Darrymore lui répond qu’elle appartenait à un jeune GI’s qui l’a beaucoup bricolée, comme tous les jeunes américains, puis l’a laissée là, à la fin de son service militaire. Très intéressée, ma mère demande si elle ne serait pas à vendre ? Pour lui faire plaisir, les Darrymore nous accompagnent sur le parking pour voir la voiture de plus près. Monsieur Darrymore qui à l’air de s’y connaître en matière d’automobile, montre les transformations les plus flagrantes que le GI’s a faites.


Il ouvre la portière du conducteur qui n’est même pas fermée à clef et explique que le sens d’ouverture a été modifié pour que la porte s’ouvre de l’avant vers l’arrière. Cela vient de la mode des courses en ligne droite vers une falaise lancée par un film de James Dean. Deux conducteurs s’affrontent et freinent au dernier moment avant d’atteindre la falaise, le gagnant est celui qui s’arrête le plus près du bord de la falaise.

Bien sur, il s’agit d’un jeu très dangereux et, en fait, peu pratiqué, mais lorsque l’optimisme du chauffeur ou qu’une défaillance des freins ne permettent pas de s’arrêter, alors la seule issue pour le concurrent consiste à sauter par la portière et abandonner sa voiture au vide. C’est ainsi que les plus inconscients, ou les plus frimeurs, inversent le sens d’ouverture des portières s’interdisant ainsi la possibilité de sauter car ils seraient happés par la porte ouverte. Le coté dangereux de cette transformation est traduit par le nom de « portes suicides » donné par les jeunes à ces portières inversées.

Ma mère est très amusée par cette histoire et examine l’intérieur de la voiture.

– Tu as vu tous ces boutons, il y a même la radio, dit-elle à mon père. Celui-ci semble moins enthousiaste et indique qu’avec un jeune fou comme propriétaire le moteur doit avoir sérieusement souffert. Monsieur Darrymore va vers l’avant et lève le capot. Il sourit, appelle mon père et lui dit. –

C’était un sacré bricoleur notre militaire, regardez, c’est un vieux moteur de Chevrolet d’avant guerre qu’il a installé. Avec ça il ne risquait pas de faire d’excès de vitesse, c’est très rustique mais ça consomme nettement moins que le moteur d’origine de la Buick qui est un gros huit cylindres.

On continue d’examiner la voiture, dans le coffre il y a un tas de pièces mécaniques. Enfin ma mère demande si on peut ouvrir la capote, ce que mon père et monsieur Darrymore font sans trop de mal. Elle se recule, admire la voiture en s’extasiant sur sa ligne quand la capote est baissée puis finit par s’installer au volant en faisant semblant de conduire le coude à la portière.

– Qu’est-ce que vous en pensez ? Cela m’irait bien comme voiture, non ?

– Une vraie actrice d’Hollywood, si ça vous intéresse, je peux me renseigner pour savoir si son propriétaire a laissé les papiers à quelqu’un pour la vendre, propose monsieur Darrymore. Les jeunes militaires font souvent ça entre eux, mais il y aura pas mal de travail à faire dessus car elle est plutôt en mauvais état. Ma mère acquiesce, enthousiaste.

– Oh oui ! Ce serait bien si elle était à vendre pas trop cher, je la trouve vraiment superbe.

En rentrant, elle n’a qu’un sujet de conversation, la Buick à qui elle ne trouve que des qualités.

– Bien sur elle aura besoin d’un coup de peinture et d’un bon nettoyage, mais elle en vaut la peine. Mon père est plus préoccupé par la mécanique.

– Tu as entendu, c’est un vieux moteur de Chevrolet qui est installé dedans.

– Oui, Jack a dit que ça ne consommait pas beaucoup.

– Justement, rétorque mon père, le moteur doit manquer de puissance par rapport à cette énorme voiture, il paraît bien perdu sous ce grand capot.

– De toutes façons, tu n’as pas l’intention de faire les 24 heures du Mans, coupe ma mère qui continue de rêver.

Quelques jours plus tard, un coup de fil de Jack Darrymore annonce qu’il a trouvé les papiers de la voiture et que le nouveau propriétaire est prêt à discuter une vente éventuelle.

Dès le dimanche suivant, nous nous retrouvons sur la base de Nouasseur pour discuter avec un jeune soldat américain qui ne parle pas un mot de français, mais ma mère a fait deux années d’anglais à l’université et c’est elle qui mène la négociation. Je ne comprends pas à quel chiffre ils arrivent, mais de toute évidence ce ne doit pas être bien cher car même mon père se laisse convaincre, alors qu’il était resté très réservé jusque-là.

Les Darrymore ne sont pas là, peut-être monsieur Darrymore aurait-il tempéré l’enthousiasme de mes parents, mais le marché est conclu et rendez-vous est pris pour la semaine suivante afin de matérialiser la transaction et d’emmener la voiture. Le vendeur suggère à mon père de venir avec une batterie neuve car il a constaté que celle de la voiture était morte et qu’il ne pouvait pas la faire démarrer. Il avoue que depuis que son copain lui a laissée, cela fait plus de quatre mois, il n’a pas eu le temps de s’en occuper. Mon père regarde sous le capot, c’est du six volts dit-il, c’est tout de même un vieux moteur !

Encore une semaine et nous nous retrouvons à Nouasseur pour le troisième dimanche consécutif. Cette fois, informés de la conclusion de l’achat, les Darrymore nous attendent. Mes parents remplissent des formulaires avec le vendeur et lui remettent une enveloppe d’argent liquide en échange des papiers de la Buick. Après un café, tout le monde rejoint la voiture pour la remettre en marche avec la batterie neuve que nous avons amenée. Son montage est rapide, et mon père s’installe au volant. Le jeune américain lui explique comment on passe les vitesses avec le levier derrière le volant, mais de toute évidence, il n’en sait guère plus sur le maniement de la voiture.

Mon père met le contact et un gros voyant rouge s’allume sur le tableau de bord. Avec l’aide de monsieur Darrymore il trouve le bouton du starter, mais rien ne semble commander le démarreur. Il tire sur différents boutons, en pousse d’autres, en tourne certains ce qui permet de trouver les commandes de phares, d’essuie-glaces, de clignotants, bref tout semble fonctionner sauf le démarreur.

Le jeune soldat américain et monsieur Darrymore regardent dans le moteur et concluent rapidement qu’il n’y a tout simplement plus de démarreur dans le moteur. A ma surprise, c’est ma mère qui trouve la solution.

– Il y a des pièces dans le coffre, peut être qu’il y est, dit-elle.

Visite immédiate du coffre, ponctuée par un yeeaaah… américain. Le jeune vendeur brandit une grosse pièce cylindrique noire avec des fils électriques, qui de toute évidence, est le démarreur. –

Impossible de l’installer maintenant, dit Jack Darrymore, on va la pousser, vous le ferez remonter par le garage qui réalisera les travaux de remise en état.

Mon père se remet au volant, mais ma mère lui dit qu’elle aimerait bien conduire pour ramener la voiture à l’appartement, qu’elle a bien regardé comment il faut faire pour passer les vitesses et que ce sera encore plus facile que sur la Fiat puisque, sur cette voiture, il n’y en a que trois au lieu de quatre. Mon père lui répond qu’il vaut mieux qu’il s’occupe de la mise en marche, mais qu’ensuite elle pourra essayer la voiture pour voir si elle peut la conduire pour rentrer. Et nous voilà tous en train de pousser avec entrain. Quelques hoquets et de nombreuses pétarades trahissent la longue immobilisation de la voiture qui finit par démarrer.

Ma mère applaudit visiblement ravie alors que les autres semblent plutôt inquiets.

– J’ai l’impression qu’elle à besoin d’une bonne révision, dit Jack Darrymore. A votre place je ne repartirai pas avec cette après-midi vous risquez de caler au premier croisement, et sans démarreur vous serez bien embêtés. Si vous voulez, je vous la ferai mettre sur une dépanneuse dans la semaine pour l’amener chez votre garagiste, ce n’est pas un problème pour moi, nous avons ce qu’il faut à la base. Mon père approuve et remercie, mais ma mère est terriblement désappointée.

– On ne peut pas repartir avec ? Elle marche !

– Elle tourne tant que j’accélère mais elle va caler si je lâche l’accélérateur. Et joignant le geste à la parole mon père lève le pied et le moteur s’arrête aussitôt.

– C’est parce qu’il faut qu’elle chauffe un peu, tente ma mère. Mais Jack Darrymore trouve les mots qu’il faut.

– Qu’allez vous faire d’une voiture sans démarreur devant chez vous? Il faudra la pousser pour qu’elle reparte. Il vaut mieux qu’elle passe d’abord chez le garagiste et que vous la rameniez quand elle sera impeccable.

Cet argument atteind ma mère, mais elle demande quand même à faire un tour dans la Buick capote baissée avant de repartir. Mon père et Jack Darrymore décapotent la voiture, puis mes parents s’installent, ma mère laissant finalement le volant à mon père.

Les Darrymore, l’Américain et moi poussons la voiture qui pétarade longuement avant de redémarrer dans un nuage de fumée. Sans la laisser ralentir, mon père fait deux ou trois tours sur le parking de la base avec ma mère ravie qui nous fait des signes de la main. Enfin ils ramènent la voiture à sa place. Rendez-vous téléphonique est pris avec Jack Darrymore pour lui donner l’adresse du garagiste où amener la voiture et nous partons en lui laissant les clefs.

Le retour est joyeux, ma mère convient que c’est bien plus raisonnable de faire comme ça et imagine déjà l’arrivée triomphale de la grosse Buick repeinte à neuf devant notre immeuble. Elle ne se lasse pas de nous lire et relire la carte grise et c’est ainsi que j’apprends qu’il s’agit d’une Buick Roadmaster de 1948.


 

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